dimanche 18 septembre 2016

Pour un anthropocène écosocialiste.

L'émission « le téléphone sonne » du 14 septembre2016, sur France Inter, portant sur l'anthropocène, a été une caricature de l'impasse dans laquelle nous mène la dichotomie Nature/humanité quand il s'agit de penser la bifurcation écologique que notre biosphère est entrain de connaître et dont notre espèce est un acteur majeur. Je pense au contraire qu'il faut assumer pleinement que notre espèce est un produit et un moment de l'évolution de la vie sur Terre. Lorsque le ton culpabilisant de ce genre d'émission désespère de ce que l'humanité « fait du mal à notre pauvre planète », la réaction spontanée des auditeurs est de regretter d'exister. Nous sommes alors impuissantisés. Au contraire, notre capacité à agir serait libérée de la culpabilité stérile d'être là si nous acceptions être un produit parmi d'autres de cette biosphère. Ce que l'espèce humaine provoque est autant « naturel » qu'un feu de prairie de graminée qui empêche l'extension d'un écosystème forestier. Mais notre manière d'être vivant se particularise par sa conscience d'elle même et son action collective. Aussi, si la liberté de l'action humaine n'est pas une illusion, pouvons-nous changer notre interaction avec les écosystèmes auxquels nous appartenons. Ce changement collectif conscient est le projet politique de l'écosocialisme.

Les aspects scientifiques apportés par l'émission sont très intéressants. La communauté des géologues réfléchit à la pertinence de reconnaître l'entrée dans une nouvelle ère géologique : l'anthropocène, caractérisée par la marque faite par l'espèce humaine sur les archives géologiques qui lui sont contemporaines. Trois dates pourraient être choisies pour marquer le début de l'anthropocène : 1) la conquête des Amériques par les Européens. Cette date serait un tournant paléontologique. La jonction entre les écosystèmes qu'auraient opérée les Européens suite à cette conquête a effacé la séparation des domaines écologiques continentaux qui prévalaient depuis la dislocation de la dernière Pangée. 2) la révolution industrielle, en consumant d'énormes quantités de roches carbonées, a provoqué une modification significative des concentrations en CO2 dans l'atmosphère. A l'échelle planétaire, l'espèce humaine serait ainsi rentrée dans le club des êtres vivants qui modifient de manière significative les flux de matière entre les enveloppes de la Terre, ici en particulier les flux du carbone. Se faisant, l'espèce humaine provoque une modification du climat qui est en cours. 3) « la grande accélération » après la Seconde Guerre Mondiale où l'impact de l'espèce humaine passe un seuil quantitatif, non seulement du fait de sa démographie, mais aussi du fait de la démocratisation des technologies.

Quelques soit la date limite choisie, il est pertinent de reconnaître que l'activité humaine a provoqué un changement d'ère géologique qui s'inscrit de manière objective dans les différents compartiments de notre planète : dans sa biosphère, dans son atmosphère et donc son climat, et dans l'archivage géologique que constitue la formation continue de nouvelles roches sédimentaires.

Cependant la ligne éditoriale de l'émission fait une erreur intellectuelle énorme dès la citation utilisée en introduction : « Pour la première fois en quatre milliards et demi d'années une espèce unique [l'espèce humaine] a radicalement changé la chimie et la biologie de notre planète ». Cette affirmation concentre toutes les erreurs, scientifiques, épistémologique, philosophique et politique de l'environnementalisme culpabilisant.


Cyanobactéries


Scientifiquement, il est faux de dire que l'espèce humaine serait la première à modifier son environnement. Le dioxygène que nous respirons n'est pas « physiquement naturel ». Notre planète devrait posséder une atmosphère réductrice, et non oxydante comme c'est le cas. Les 20 % de dioxygène dans l'air qui nous permettent de respirer sont le produit de la photosynthèse des plantes, des algues et des cyanobactéries. Si ces êtres vivants cessaient leur métabolisme, le dioxygène disparaîtrait rapidement de l'atmosphère, non seulement par la respiration des êtres vivants aérobies qui survivraient dans l’intervalle, mais aussi du fait de l'oxydation des roches. L'atmosphère redeviendrait réductrice. Cet état oxydant des océans et de l'atmosphère ne date d'ailleurs « que » d'un milliard d'année, sur les quatre et demi de notre « pauvre planète ». Aussi ce fut un événement catastrophique que la « Grande Oxydation », quand des organismes photosynthétiques commencèrent à libérer du dioxygène, provoquant l'extinction massive des êtres vivants adaptés aux conditions réductrices originelles. Leurs descendants ne survivent plus que dans des milieux marginaux, épargnés par l'oxydation. Mais il faut admettre que nous, en tant que descendants des êtres vivants qui se sont adaptés à des conditions oxydantes, sommes les bénéficiaires de cette catastrophe.
La Grande Oxydation n'est pas le seul moment de l'histoire de la vie terrienne où un groupe d'êtres vivants ont modifiés de manière profonde, et souvent catastrophique, leur environnement. L'épuisement du CO2 par les végétaux photosynthétiques continentaux du Carbonifère a vraisemblablement conduit à une glaciation telle qu'on pense que la Terre se transforma en « boule de glace », avec des glaciers jusqu'à l'équateur. Seuls les volcans, en libérant le CO2 enfouis dans la lithosphère, ont permit un retour à des climats plus chauds. Le développement des plantes à fleurs fait partie des suspects de la disparition des dinosaures. De toute manière, parmi les plantes à fleurs, les graminées ont provoqués plus récemment le recul d'écosystème forestier à la faveur de grandes prairies, pourtant moins productives…

Se lamenter de la culpabilité unique et exceptionnelle de l'humanité se révèle aussi être une erreur épistémologique, c'est à dire sur notre manière de connaître. Car accuser l'humanité d'agir contre la nature revient à nous extraire des processus de l'évolution. Il s'agit d'une résistance intellectuelle au décentrement épistémique opéré par Darwin. Cette attitude correspond à un refus de prendre acte que l'humanité est une forme de vie parmi les autres, procédant des mêmes lois, résultant du même processus d'évolution.

Cet orgueil pervers qui se complaît dans la culpabilité doit être combattu philosophiquement. En continuant à séparer notre activité d'une « Nature » mythique, nous restons dans une représentation superstitieuse de notre environnement. Qu'on la considère comme un adversaire à soumettre, comme ce fut l'attitude du triomphalisme technologique, ou bien comme une « mère » à vénérer et respecter, pleine de toutes les vertus, comme c'est la pente que prend une certaine forme d'écologisme, considérer la Nature comme une entité extérieur à notre humanité nous emprisonne dans un irrationalisme qui interdit le débat argumenté nécessaire pour des prises de décisions politiques pacifiques.

Or l'organisation permanente d'un débat argumenté est justement la condition nécessaire pour trouver une ligne d'action politique collective. Car en fin de compte, la vraie question dans la bifurcation qui concerne notre biosphère est : est-ce-que le prochain état d'équilibre que les écosystèmes vont trouver sera compatible avec la vie humaine ? Nous n'avons aucun cas de conscience à avoir sur la pérennité de la vie en tant que vie. Des formes de vies nous survivront quoique nous fassions et elles continueront à évoluer, que nous disparaissions plus ou moins tôt.

Nous ne sommes pas le centre de l'univers. Ni en tant qu'êtres désirés par un être suprême, et même s'il nous plaît de le croire, il est vain d'adopter ce point de vue comme base de décision politique. Ni en tant qu'être coupable destructeur de sa « mère » nature. Nous sommes une partie de ce qui est. Dans l'univers physique, ce qui est est pérenne autant qu'il peut reproduire sa forme. La majorité de la matière se trouve sous des formes localement stables. La vie est un phénomène apparemment exceptionnel, où la matière se retrouve sous des formes extrêmement complexes contenant des hauts niveaux d'information (bas niveau d'entropie) et capable de reproduire les mêmes formes. Un tel état ne peut être maintenu qu'au prix de flux d'énergie et de matière constants. Les structures du vivant se sont succédées en formes de plus en plus complexes et diverses à la fois par les mécanismes de compétition à la survie qui sélectionnaient les formes les plus aptes à êtres pérennes en fonction de leur environnement, et par des mécanismes de collaboration qui vérifiaient la nécessaire compatibilité entre toutes les formes de vie contemporaines à chaque moment de la biosphère et la stabilité dynamique de cette dernière en tant qu'ensemble des formes de vie en interaction.

Notre espèce, produit et résultat de ces mécanismes se trouvent soumis aux mêmes lois. Pour exister en tant qu'humanité il nous a fallu survivre contre toutes formes de vie qui s'opposaient à notre reproduction. Ce faisant nous avons forcément limité voire éliminé plusieurs de ces formes de vie, comme toutes les autres formes de vie l'ont fait avant nous et continueront à le faire après nous. Notre avantage sélectif doit beaucoup à l'émergence de la culture humaine, cette aptitude particulière, mais néanmoins non exclusive, de notre espèce à produire des états de la matière qui ne dépendent pas des informations portées génétiquement dans notre ADN, mais par des informations conçues par notre système nerveux, mémorisées à l'échelle individuelle mais aussi transmises horizontalement entre contemporains, et dans le temps de génération en génération.
A tout instant de notre histoire, le développement des cultures humaines, quelque soit les perturbations qu'elles provoquaient, restait compatible avec un équilibre de la biosphère suffisant à la pérennité de l'espèce humaine. Plusieurs situations historiques ont vu l'écroulement d'un groupe humain du fait des effets qu'ils provoquaient sur leur environnement. Nous devenons aujourd'hui conscient que cette situation peut concerner l'ensemble de l'humanité. L'écosocialisme est la doctrine politique qui se donne pour objectif de répondre à ce défi.

Il ne s'agit pas d'imaginer revenir en arrière, c'est à dire sortir de l'anthropocène. Il s'agit d'assumer l'entrée dans l'anthropocène, de l'assumer pleinement. La culture nous a donné l'avantage sélectif qui a permis notre expansion en tant qu'espèce, et un accès aux ressources pour chaque individu de l'espèce tel que chacun peut potentiellement disposer d'un confort émancipateur. Cependant notre nombre multiplié par l'impact de chacun, quoique très inégal, constitue bien la cause de la dégradation des écosystèmes, telle que la pérennité du confort émancipateur et notre survie ne seront pas longtemps possibles. L'écosocialisme propose un défi optimiste à l'humanité : que la cause qui nous met en péril soit l'outil de notre survie commune et du bien vivre pour chacun. Notre capacité à prendre des décisions collectivement rend possible un changement de notre manière d'interagir avec les écosystèmes pour les maintenir durablement dans un état compatible avec notre nombre et l'émancipation de chacun. 

Cahors, le 18 septembre 2016,
Philippe Gastrein