lundi 13 janvier 2014

"Nous serions surpris par le nombre d'accords politiques qui se concluent à l'arrière-boutique d'un bordel"

Traduction de l'interview donné à El Publico.

"Le journaliste Antonio Salas, pseudonyme pour protéger son identité, est connu pour s'être engagé dans le monde de la prostitution, jusqu'au point de négocier l'achat d'une fille pour 12 000 €. Connu pour son livre "L'année où j'ai participé à la traite des femmes", il est devenu une figure clef pour dénoncer la situation actuelles de celles et ceux qui sont exploité.e.s sexuellement. Publico a interviewé l'auteur, qui vient de publier "Opération Princesse", à propos de sa vision des aspects les plus obscurs de ce secteur.

Scêne du film "L'apollonide, souvenirs de la maison close"


Publico: Crois-tu en la règlementation de la prostitution en  Espagne? Quelles conséquences cela aurait?

Antonio Salas: C'est une supercherie. Si tu visites n'importe quel bordel, agence, zone industriel ou appartement clandestin, tu verras que 90% des prostituées sont des étrangères trafiquées. Presque toutes viennent avec une dette, et cachent ce qu'ils font à leur famille. Crois-tu que certaines utiliseront la mention "pute" sur une feuille d'impôt? Qu'elles seraient disposées à payer des impôts pour le bénéfice des honnêtes citoyens espagnols qui les baisent chaque jour? Que sans mafias, il y aurait une offre suffisante pour satisfaire la demande? Il n'y aura pas de conséquences parce que cela n'aura pas lieu.

P: Considères-tu qu'il est possible d'abolir la prostitution?

AS: Autant qu'il est possible  d'abolir la corruption, la violence, ou les guerres. Il est néanmoins nécessaire que les hommes cessent de penser avec leur pénis, et utilisent plutôt leur cerveau et leur coeur. Mais le vrai problème, c'est que nous avons socialisé la prostitution comme quelque chose de normal. Nous serions surpris par le nombre d'accord politique [entre partis], de transferts de sportifs entre club, de contrats entre multinationales, etc. qui sont signés à l'arrière-court d'un bordel, ou bien pendant une orgie avec des prostituées de luxe. Un des personnages de "Opération Princesse" dit: "les putes sont derrière tout". Et c'est la vérité.

P: Comment penses-tu que la loi de la sécurité citoyenne affectera les prostituées? Soutiens-tu cette loi?

AS: Cette loi n'élimine pas le problème, il déplace seulement le bizness vers les autres proxénètes. Sortir les filles de la rue ne fait que les mettre à la disposition de ceux qui contrôlent des locaux des bars. Il s'agit des "entrepreneurs respectables" de l'Association Nationale des Entreprises de Bars (ALENA) [un des principaux dirigeants de cette association est José Luis Roberto, président du parti d'extrême-droite xénophobe "Espagne 2000" (NDLR)], lesquels sont enthousiastes d'augmenter leur offre de "produits" pour satisfaire les consommateurs. Il est évident qu'il vaut mieux être esclave sous un toit et avec le chauffage qu'exposé aux intempéries. Mais personne ne devrait être esclave.

P: Récemment, le collectif "Hétaïre" a donné une conférence de presse pour présenter la contre-campagne "J'ai du sexe avec des hommes contre de l'argent quand je veux", qu'en penses-tu?

AS: Je les comprends. Dans "l'année où j'ai trafiqué des femmes", il y a neuf ans, j'expliquais déjà que pour beaucoup de mes amies prostituées, comme la Nigériane qui s'est acheté un magasin à Murcia pour 12 000 € , le terrible drame, c'est qu'elles préfèrent se prostituer 10 ans en Espagne plutôt que dans leur pays d'origine pour 1 dollar. C'est pourquoi je comprends que le travail de "Hétaïre" est beaucoup plus réel et concret que les spéculations idéalistes de certains abolitionnistes. Mais rendre un drame moins mauvais, ce n'est pas le résoudre.

P: Existe-t-il des prostituées libres qui exercent de par leur volonté propre?

AS: Peut-être en existe-t-il. Mais je n'ai rencontré aucune prostituée dont c'était la vocation. Même pas les escortes de luxe espagnoles. Si tu te donnes la peine de fouiller un peu, tu découvriras un trauma émotionnel dans l'immense majorité. Et celles et ceux qui ne l'avaient pas en rentrant, l'ont rapidement dedans. Parce qu'on rentre dans la prostitution, on n'en sort pas. Le stigmate social et psychologique reste toute la vie.

P: L'évaluation de la traite varie beaucoup selon les sources. D'après ton expérience personnelle, quel est le pourcentage de femmes victimes de la traite qui exercent en Espagne?

AS: Quand j'ai ecrit "L'année où j'ai trafiqué des femmes", les statistiques officielles étaient 94%. Presque toutes latino-américaines, magrébines, sub-sahariennes, ou asiatiques, trafiquées par des mafias. Avec la crise économique, beaucoup d'Espagnoles sont tombées dans la prostitution. Leur drame est semblable, mais les statistiques ont variées.

P: Penses-tu que la situation des prostituées changera prochainement, ou bien prévois-tu un futur sans changement, ou pire?

AS: Le changement va pour le pire. Avant c'étaient les associations de proxénètes comme ANELA qui voyageaient dans des pays comme l'Argentine pour recruter des femmes pour leurs bordels. Aujourd'hui ce sont les espagnoles qui se sont transformées en "bétail" pour d'autres pays. Quand je publiais "l'année où j'ai trafiqué des femmes", je pensais avoir réussi à avoir changé quelque chose. Mais pendant les recherches pour "Opération Princesse", j'ai retrouvé les parkings des bordels remplis. Et des histoires beaucoup plus violentes qu'il y a neuf ans. Des prostituées mineures, des mères avec leurs filles, et même des mères avec grand-mères et filles, "travaillant" dans le même bordel. Tout cela, je ne l'avais pas vu quand je m'étais infiltré une première fois.

P: Tu en es venu à mettre en danger ton identité de couverture pour dénoncer la corruption. Ton opinion sur la prostitution est-elle différente après ta deuxième infiltration dans le milieu?

AS: Sans doute. Avant ma première investigation, je pensais, comme la plupart des hommes, que la prostitution est un travail comme un autre. Volontaire, lucratif, facile. Après "Opération Princesse", j'ai la version du client, du proxénète et de la prostituée. Une perception globale du problème. C'est pourquoi je suis abolitionniste et je considère le client comme complice des mafias, et pour cette raison devrait être condamné. S'il n'y a pas de demande, il n'y a pas d'offre.

P: Quel est le résultat que tu as obtenu grâce aux dénonciations que tu as faites avec ton livre, dont tu es le plus fier?

AS: Je reconnais que ce fut gratifiant que les agent de l'unité centrale des réseaux d'immigrations illégaux et des faux document (UCRIF) m'ont permit d'assister à la garde à vue de Prince Sunny et de ses acolytes, pour leur remettre les enregistrements de mes négociations pour acheter un de ses filles, et son fils de deux ans, pour 17 000 dollars (12 000 €), à Murcie. Toute l'organisation est tombée. Mais le meilleur, ce fut quand j'ai publié le livre: j'ai reçu des douzaines et des douzaines de lettres et de mails de filles espagnoles qui me disaient qu'elles arrêtaient la prostitution. Et, ce qui est encore plus important, d'hommes qui me disaient qu'ils arrêtaient de les consommer après avoir lu le livre. Quelques témoignages très émouvant qui te permettent de garder espoir que l'information peut changer les choses."

Traduction: Philippe Gastrein