mardi 11 septembre 2012

Le pape Benoît XVI condamne la prostitution comme un crime contre l’humanité.

Dans son discours du 7 novembre 2011 au nouvel ambassadeur d’Allemagne auprès du Vatican, le pape Benoît XVI déclare : «Toute personne, homme ou femme, est destinée à exister pour les autres. Une relation qui ne respecte pas l'égale dignité des hommes et des femmes constitue un grave crime contre l'humanité. Il est temps de faire un effort vigoureux pour endiguer la prostitution, ainsi que la diffusion généralisée de matériel à caractère pornographique, également sur Internet » 1.

Non seulement les commentateurs allemands réagirent unanimement2 en associant cette déclaration avec le récent scandale autour de la publication par la société d’édition « Weltbild », propriété de l’épiscopat allemand, de plusieurs milliers d’ouvrage de pornographie. Mais surtout aucun ne citèrent la déclaration complète du pape, escamotant la condamnation de la prostitution comme un crime contre l’humanité. Or le pape s’adressait au représentant de la république fédérale allemande pour condamner clairement et fermement le système prostitutionnel en tant que tel. En effet, comme s’en étonnent certains internautes allemands dans les commentaires d’articles3, si le pape voulait régler une situation interne à l’Eglise allemande, il aurait pu intervenir par d’autres voies, par le nonce apostolique notamment. S’il s’adresse à l’ambassadeur d’Allemagne, c’est bien qu’il compte attirer l’attention de la société allemande entière sur le phénomène prostitutionnel en son sein. Cette déclaration papale et les (non-)réactions qu’elle a suscitée dans la presse allemande induisent à faire deux observations : d’une part la surdité manifeste de la presse allemande à l’interpellation du pape à propos de la prostitution illustre l’absence de (/la faiblesse du) débat sur cette questiondans la société allemande; d’autre part la prise de position de Benoît XVI vis-à-vis de la prostitution est novatrice dans sa fermeté, elle la définit comme un crime contre l’humanité, mais elle s’inscrit dans une tradition qu’il n’est pas inutile de rappeler :


La prostitution dans la Bible
La source de l’enseignement de l’Eglise sont bien entendu les Ecritures, à commencer par les Evangiles. Deux versants d’une même attitude vis-à-vis de la prostitution et des personnes prostituées si détachent clairement : d’une part l’accueil aimant des personnes prostituées et d’autres part la condamnation sans concession de la prostitution en tant que système.
L’accueil aimant de Jésus.
L’attitude de Jésus-Christ envers de nombreuses femmes suspectées de « mauvaises vies » par leurs contemporains montrent l’exemple. Que cela soit « la pécheresse » (Lc 7,36-50), la « samaritaine » (Jean 4,5-53), Marie de Magdala (Lc8,2 ; Mc 16,1-11) ou la femme adultère (Jn8,1-11), Jésus agit toujours de même : accueil, écoute, soulagement spirituel et matériel de la détresse. Les hommes de pouvoir qui réprouvent l’attitude de Jésus sont régulièrement renvoyés à leurs propres péchés, qui souvent sont la cause même de la situation de ces femmes. Plus encore Jésus donne certaines personnes prostituées en modèle de la foi : celles qui ont cru en Jean le Baptiste « précèdent [les prêtres du Temple de Jérusalem] dans le Royaume » (Mt 21,31-32).
La tradition prophétique : l’idolâtrie est comme un prostitution.
Dans le même temps Jésus s’inscrit pleinement dans la tradition biblique qui condamne à la fois prostitution et idolâtrie, l’une et l’autre devenant métaphore réciproque. La prostitution constitue la perversion de la relation d’amour entre femme et homme et l’idolâtrie celle de la relation entre l’humanité et Dieu. Peu avant de donner les personnes prostituées en modèle de foi, Jésus chassa les vendeurs du Temple, citant les imprécations du prophète Jérémie (Mt 21,12-13). L’argent ne saurait être mêlé au sacré, de même qu’il ne saurait l’être avec la sexualité. Osée, l’un des plus anciens prophètes de l’Ancien Testament, a vécu dans sa chair cette geste condamnant le système prostitutionnel tout en accueillant la personne prostituée. Il en épousa une, Gomer. Des obstacles que la prostitution opposa à leur amour, il en tira un enseignement pour le peuple lecteur de la Bible : comment l’idolâtrie fausse le juste culte à Dieu. Dans la tradition ouverte par Osée, traitant l’idolâtrie de prostitution et comparant la relation entre Dieu et l’humanité avec une relation d’amour, on trouve les prophètes Amos, Isaïe et Ezéchiel. On trouve aussi le magnifique chant des deux amoureux du Cantique des cantiques, que les traditions juives et chrétiennes ont lu comme l’amour mystique entre Dieu et l’humanité. Le Cantique se termine par une condamnation de la tentation de payer pour de l’amour : « Si quelqu’un donnait tout l’avoir de sa maison en échange de l’amour, à coup sûr on le mépriserait » (Ct 8,7). Le théologien Josef Ratzinger s'inscrit entièrement dans cette tradition biblique pour fonder sa théologie du mariage5.
Les personnes prostituées, figures de l’Eglise.
Cependant la Bible est aussi le témoignage littéraire de sociétés successives du Proche-Orient antique. Elle témoigne donc aussi de l’ancienneté de l’existence de la prostitution. Dans la Genèse, Tamar se déguise en prostituée pour obtenir une descendance de la part de son beau-père, qui la lui refusait malgré la loi de l’époque (Gn38). Cet épisode illustrerait la précarisation de la condition des femmes au tournant du néolithique, manifestée par l’apparition de la prostitution6. Dans le livre de Josué, c’est une prostituée, Rahab, qui donne la victoire aux armées de Josué en infiltrant des espions dans Jéricho. Elle et sa famille sera la seule survivante du massacre et ils seront incorporés aux tribus hébraïques (Js 2). Tamar comme Rahab font partie des quatre seules femmes citées dans la généalogie de Jésus par Matthieu (Mt1). Les pères de l’Eglise vont utiliser la figure de Rahab comme allégorie de l’Eglise naissante : elle ne fait pas partie du peuple juif, elle est issue du paganisme (elle est prostituée) mais sa foi a permis la victoire de Jésus (en hébreux Josué et Jésus sont homonymes). Pour Origène, Rahab représente « cette Eglise du Christ qui s'est recruté parmi les pécheurs et les reçoit comme au sortir de la prostitution »7. A sa suite Ambroise de Milan nommera l’Eglise « prostituée chaste » (casta meretrix)8. Urs von Balthasar, théologien du XXe siècle, reprendra cette expression pour fonder son ecclésiologie9.
La prostitution et les chrétiens dans l'histoire
Augustin, ce qu’il n’a pas dit et ce qu’il a vraiment dit de la prostitution.
Il est courant d’entendre dire que Saint-Augustin, parmi les pères de l’Eglise, justifia le recours à la prostitution, par une citation particulièrement ignoble : « Il [Augustin] dit que la femme publique est dans la société ce que la sentine est dans la mer et le cloaque dans le palais. Retranche le cloaque et tout le palais sera infecté." Or Charles Chauvin a montré que cette citation rapportée par Ptolémée de Lucque au XIIIe siècle ne se trouve nulle part dans les œuvres connues d’Augustin10. On ne trouve qu’une citation au sens proche, mais moins injurieux, dans un traité de philosophie écrit par le jeune Augustin, avant sa conversion au christianisme, alors qu’il était manichéen11. Au contraire, une fois devenu évêque, Augustin enjoindra les hommes chrétiens à ne pas être clients de la prostitution lors des fêtes données dans la ville de Bulla. A cette occasion, il rappela que Jésus affirma que les personnes prostituées « nous précèdent au Royaume des cieux »12.
Prohibitions et réglementations en chrétientés
Or cette seconde citation d’Augustin fut oubliée par les théologiens du Moyen-Âge pour ne retenir que le pseudo-Augustin qui compare les personnes prostituées à un cloaque. Concrètement cela va conduire à une succession de régimes prohibitionnistes, condamnant et réprimant les personnes prostituées, et plus ou moins les clients et les proxénètes, et de régimes réglementaristes, méprisant et humiliant les personnes prostituées, mais tolérant complaisamment clients et proxénètes. On cite souvent l'ordonnance de 1256 de Saint-Louis. Elle serait le modèle des réglementations médiévales reléguant la prostitution hors les murs des villes. Cependant Saint-Louis souhaita d'abord interdire strictement la prostitution par l'ordonnance de 1254, qui prévoyait des châtiments corporels sévères contre les « ribaudes » et leurs protecteurs13. Justinien avant lui, parmi les premiers empereurs chrétiens, décida en 535 la fermeture des lieux de prostitution dans Byzance et le bannissement des proxénètes. Apparemment selon le conseil de son épouse Théodora, peut être elle-même une ancienne courtisane. Cette mesure ne dura cependant que 20 ans, Justinien permettant le retour des souteneurs 8 ans après la mort de Thédora.
L’Église tolère la prostitution comme un « moindre mal ».
S’appuyant sur la fausse citation de Saint-Augustin et la doctrine du moindre mal de Thomas d'Aquin, les moralistes catholiques vont justifier la tolérance de la prostitution à partir du XIVe siècle. Cette doctrine de la prostitution comme un moindre mal, quoiqu'en contradiction manifeste avec les sources du christianisme, va prévaloir jusque au début du XXe siècle au sein de l’Eglise catholique, et dans la mentalité des sociétés chrétiennes d’Europe occidentale. On voit à quel point cette mentalité va être reconduite, quoique sécularisée, dans la réglementation de la prostitution « à la française » du XIXe siècle. Parent-Duchâtelet comparant les personnes prostituées aux égoûts.
Les résistances évangéliques à la prostitution en chrétienté.
Pourtant des chrétiens ne cesseront de résister contre ces attitudes anti-évangéliques quant à la prostitution. Ignace de Loyola fonda à Rome en 1542 la maison Sainte-Marthe pour accueillir les personnes prostituées, en leur donnant le choix du type de vie qu'elles souhaitaient. Le vieil Ignace arpentait les rues de Rome pour aller à la rencontre des courtisanes et leur proposer de rejoindre sa fondation14. Alphonse de Ligori de son côté fut un des rares moralistes à condamner fermement les clients de la prostitution. Tout au long du Moyen-Âge et sous l'Ancien Régime, des initiatives régulières vont être prises pour donner aux personnes prostituées un accueil et une possibilité de trouver une alternative à la prostitution, même si l'alternative, contrairement à la maison Sainte-Marthe d'Ignace de Loyola, était souvent réduite à une vie austère et recluse : couvents de repenties ou de Madeleines, le Bon Pasteur...
Retour aux principes évangéliques : l'abolitionnisme chrétien.
La fondatrice moderne de l’abolitionnisme, Josephine Butler, est pleinement issue du protestantisme anglican. L’abolitionnisme va ensuite trouver un écho militant dans les milieux du catholicisme social de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. A tel point qu’au moment de Aggiornamento de l’Église que constitua le concile Vatican II, la prostitution en tant que système sera clairement condamnée. Le Nid a été fondé par le père Talvas avec des militants du catholicisme social. L’Église catholique française est acquise à différents niveaux au double principe de l’accueil charitable des personnes prostituées et de la condamnation du système prostitutionnel. De nombreux diocèses soutiennent matériellement et spirituellement le Mouvement du Nid, laquelle association fait partie du Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement. Récemment la conférence des évêques de France (CEF) réagissait à l’augmentation brutale de la prostitution et de la traite en provenance d’Europe orientale au cours des années 1990 par une condamnation ferme du système prostitutionnel :
Il s'agit, en réalité, de savoir si l'être humain peut être objet de commerce. La prostitution est une atteinte à la dignité des personnes: elle exprime un mépris du corps et rabaisse la relation sexuelle au niveau d'un marché. (…) La prostitution est un refus du projet divin à l'égard de toute personne humaine et donc, au regard de la foi, elle relève de l'ordre du péché, tant personnel que collectif.15
En conséquence la CEF encourage vivement les catholiques et les communautés chrétiennes à s’engager en faveur de l’abolition de la prostitution :
“Répondre à la situation alarmante du phénomène de la prostitution, s'engager auprès de ceux et de celles qui s'opposent à toutes les formes de sa banalisation, défendre le respect de toute personne parce qu'elle est une créature aimée de Dieu, sauvée par le Christ: cette tâche incombe aujourd’hui en France à toutes les communautés chrétiennes.”
Peut être influencée par les travaux de Charles Chauvin, la déclaration des évêques reprend sa conclusion: “Le 19e siècle a vu la fin de l'esclavage. Le 20e sera reconnu comme celui où la peine de mort a été abolie dans la plupart des pays du monde. Le 21e sera, si nous le décidons, celui de l'éradication progressive de l'exploitation sexuelle.”
La récente déclaration du pape Benoît XVI est donc à situer dans la continuité de cette longue tradition biblique et chrétienne: condamnation de la prostitution au nom de la dignité des personnes. Plusieurs siècles de « chrétienté » où la prostitution était tolérée comme un moindre mal et où les personnes prostituées ont été particulièrement humiliées, à l’instar de toutes les femmes accusées par une théologie misogyne obsédée par la pureté sexuelle, laisse au christianisme contemporain un lourd héritage dans les mentalités comme dans les faits. Beaucoup trop parmi les chrétiens partagent ces opinions anti-évangéliques, comme le montre la surdité des allemands, y compris des catholiques allemands, quant à la condamnation par le pape du système prostitutionnel dans leur pays comme un « crime contre l’humanité ».
Chronologie.
  • VIIIe siècle av. JC : Osée, prophète dans le Royaume du Nord, épouse une femme prostituée, Gomer, et dénonce toutes formes d’idolâtrie comme une prostitution.
  • VIIe siècle av. JC : rédaction du deutéronome, interdit de la prostitution des femmes et des hommes en Israël. ("Il n'y aura pas de courtisane sacrée parmi les filles d'Israël; il n'y aura pas de prostitué sacré parmi les fils d'Israël. Tu n'apporteras jamais dans la maison du SEIGNEUR ton Dieu, pour une offrande votive, le gain d'une prostituée ou le salaire d'un "chien", car, aussi bien l'un que l'autre, ils sont abomination pour le SEIGNEUR ton Dieu."Dt.23 ;18-19)
  • Temps évangéliques : on compte parmi les disciples de Jean le Baptiste des personnes prostituées. Jésus les montre comme exemple de la foi (Mt 21,31-32)
  • IIIe siècle ap. JC : Origène voit en Rahab une allégorie de l’Eglise.
  • IVe siècle ap. JC : Ambroise de Milan parle de l’Eglise comme d’une prostituée chaste (casta meretrix).
  • 535 : fermeture des lieux de prostitution dans Byzance par Justinien. Les personnes prostituées sont récluses dans des conditions indignes.
  • 1254 : interdiction de la prostitution dans le Royaume de France par Saint-Louis. Des châtiments corporels sont prévus pour les personnes prostituées et les proxénètes.
  • 1256 : réglementation de Saint-Louis. La prostitution est tolérée hors les murs des villes, et à distance des lieux de pèlerinage et cimetierre.
  • 1542 : Fondation de la Maison Sainte-Marthe à Rome par Saint-Ignace de Loyola. Les personnes prostituées sont accueillies dans le respect de leur choix de vie. Ignace va à leur rencontre dans les rues de Rome.
  • 1886 : Joséphine Butler obtient du gouvernement britannique l’abandon de la réglementation de la prostitution « à la française ». Première victoire de l’abolitionnisme moderne.
  • 1937 : rencontre entre Germaine Campion et le père André-Marie Talvas à l’origine du Mouvement du Nid, de l’Amicale du Nid et du Mouvement Vie Libre.
  • 8 décembre 1949 : promulgation de la constitution pastorale « Gaudium et Spes » condamnant la prostitution parmi les « offenses à la dignité humaine » que les chrétiens doivent combattre.
  • 1975 : occupation d’églises dans plusieurs villes de France par un mouvement de personnes prostituées contre le harcèlement policier, avec le soutien de militants catholiques (notamment du Nid).
  • 2000 : Déclaration des évêques de France.
     
  • 2003: document de la commission sociale des évêques de France "Violence envers les femmes", paragraphe 7 à 13
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  • 2011 : Benoît XVI déclare à l’ambassadeur d’Allemagne que la prostitution est « un crime contre l’humanité ».
2 07/02/2011 Focus,“Papst Benedikt XVI. ruft katholische Bischöfe gegen Erotik auf“; Stern: „Papst fordert deutsche Bischöfe zum Vorgehen gegen Pornografie auf“; Süddeutsch Zeitung: „Papst verdammt Pornos im Internet“; etc.
3 http://www.kath.net/detail.php?id=33798&action=komm
4 Gaudium et Spes, 27,3
5“Si le culte (...)de la fécondité fonde directement du point de vue théologique la prostitution, alors la relation de l'homme et de la femme dans le mariage exprime la conséquence de la foi au Dieu d'Israël.” La fille de Sion, Josef Ratzinger, 2002 (origin. 1990), Parole et Silence, p. 40
6cf. “Nature Culture guerre et prostitution; le sacrifice institutionnalisé du corps” Martine Costes-Péplinski; 2001, Sexualité humaine L'harmattan. pp.75-78
7Homélies dur Josué III,4
8 "Rahab – qui originellement était une prostituée mais qui dans le mystère est l’Église – a indiqué en son sang le signe futur du salut universel au milieu du massacre du monde. Elle ne refuse pas l'union avec les nombreux fugitifs, elle est d’autant plus chaste qu’elle est plus étroitement unie au plus grand nombre d’entre eux ; elle qui est vierge immaculée, sans ride, intacte dans sa pudeur, amante publique, prostituée chaste, veuve stérile, vierge féconde... Prostituée chaste, parce que de nombreux amants viennent à elle par l’attrait de l'amour mais sans la souillure de la faute" (In Lucam III, 23).
9 Sponsa Verbi. Skizzen zur Theologie II. Johannes Verlag 1961.
10 Les chrétiens et la prostitution; Charles Chauvin, Le Cerf, 1983. pp.56-60
11 De Ordine II,IV,12
12 17Eme sermon (pour la fête des machabées I; paragraphes 8 et 9. (http://caloupile.blogspot.com/2010/04/prostitution-intolerable-chez-augustin.html)
13 Les chrétiens et la prostitution; Charles Chauvin, Le Cerf, 1983. pp.30-31
14 Prostitution et Société 1991; http://caloupile.blogspot.com/2011/08/ignace-de-loyola-et-les-personnes.html
15 Déclaration de la CEF; 4 décembre 2000; Prostitution et Société, janvier 2001.