vendredi 2 mars 2012

Lettre d'une ex-pute à une de ses jeunes semblables; ou la plus libre des femmes.

Traduction depuis l'anglais.

Chère Stella, toi qui as vingt ans,

Travaille dur pour apprendre à demander de l’aide. C’est le seul moyen que tu n’auras jamais pour te libérer. Personne ne fait jamais rien seul. Tu n’as pas à essayer.
Tu vas apprendre comment contenter les hommes. Plus ils seront contents, et plus ils te traiteront gentiment. Tu arriveras très bien à être une pute. Mais quand le client dit « ma petite, tu es née pour ça », cela ne veut pas dire que cela soit vrai.
Maintenant, quand la plupart des hommes s’approchent de toi, tu te sens agressée, comme si une lame de couteau se trouvait sous tes yeux, contre ton cou, dans le creux de ton ventre, alors que tu sais que ce n’est pas réel. Tu ne veux pas l’admettre, mais tu es terrifiée. Tu sursaute, tu tremble, tes mains tremblent. Penses-y, tu as été souvent menacée ces derniers temps. C’est une réaction compréhensible après avoir été utilisée par une succession d’homme, durant une succession de jours, dans la prison du bordel. Cela ne veut pas dire que tu es tellement cassée et humiliée que tu ne peux rien faire d’autre qu’être pute.
Être une pute ne fait pas de toi unë sous-humain. Cela n’est pas correct que tes proxénètes (blancs) te battent et te menacent de te tuer.
Tu as de mal à contrôler ta nervosité seulement pour payer une boisson à la caisse. Tu es trop effrayée pour demander au mec derrière le comptoir de te préparer un sandwich. Ce ne sont pas des signes de faiblesse. Ce sont des symptômes biologiques. Les traumatismes ont modifié ton cerveau. Ton hippocampe, la région du cerveau où se forme ta mémoire narrative, s’est rapetissé. C’est un symptôme du PTSD, le syndrome de stress post-traumatique, une réponse neurophysiologique à des traumatismes psychologiques répétés. Ce n’est en rien une preuve que tu mérites d’être dans la prostitution.
Au milieu de l’hiver, au milieu de la nuit, dans la suite d’hôtel luxueuse, quand ce mec t’invite à t’asseoir pendant qu’il te verse un verre d’eau, suis ton instinct et fuis avant que les cinq mecs cachés qui t’attendent dans la chambre n’aient le temps de se mettre entre toi et la porte.
Être vulnérable, ça veut dire que tu es en vie. Il n’y a pas de honte à ça. Cela ne veut pas dire que tu sois une pauvre fille. Tu n’as pas à t’excuser pour faire ce que tu dois pour survivre.
Quand Samantha arrête de travailler pour Johnny, ton proxo. Trouve-la et fais la sortir de la ville. Sinon deux semaine plus tard, Nicole, la “Madame” qui travaille avec Johnny te montrera l’anneau en or de Samantha et te dira que Johnny l’a étranglé. Même si tu penseras toujours qu’elle t’aura menti, tu auras un doute.
Tu as perdu le compte des jours, le temps a disparu et tu as l’impression qu’il fuit. Tu vis maintenant dans l’immédiat et l’éternité. C’est effrayant et déconcertant, mais tu as en besoin, il t’est nécessaire que chaque instant s’étire infiniment de telle sorte que tu puisses être extrêmement attentive au moindre minuscule mouvement et à la moindre modification d’expression de chaque homme, car cela peut t’avertir d’une agression. Cette hypersensibilité va te sauver la vie. Un jour tu verras cette aptitude à être détaché du temps comme une sorte de grâce.
Quand cet élégant pianiste de classique que tu rencontres au café te dit qu’il veut tout savoir sur toi, ne le crois pas.
Beaucoup de ce qui t’arrive aujourd’hui, tu ne le comprends pas, mais tu le comprendras plus tard. Cette habitude que tu as prise de composer dans ta tête des poèmes que tu adresses à un amoureux que tu n’as pas encore rencontré alors que tu prends un taxi pour un rendez-vous ? Il y a quelque chose qui fait sens là-dedans.
Ta capacité à percevoir la beauté fait partie de ta résilience et de ta survie. Quand un homme est sur toi, regarde par la fenêtre les feuilles agitées par le vent. Saisi la joie du grand air que tu ressens alors que tu es entrain de courir pour trouver à acheter des capotes entre deux rendez-vous à trois heures du matin. Quand tu penses pour un instant avoir vu une amie dont tu n’as jamais fait le deuil, se tenir dans la lumière du soleil couchant sous un saule pleureur, sois en reconnaissante. Tout cela a une raison.
Être une pute peut sembler signifier que tu as tout perdu de ce que tu espérais être. Mais ce n’est pas vrai. Tu es brisée en mille morceaux, mais tu es toujours toi. Tu es en vie. C’est dans ces espaces entre ces milles morceaux que tu as appris à sentir comment les autres ressentent. Ca te bouleverse tellement que tu n’es pas sûre que cela ne te tuera pas. Mais non, cela ne te tuera pas. Plus tard, quand tu seras sortie de cette vie ce sera tellement simple d’être heureuse. Ton quotidien sera ta bouée de sauvetage.
Quand ta “Madame” t’envoie dans un hôtel de luxe à trois heures du matin et que tu rencontres un professeur britannique qui te dit qu’il veut t’aider, crois-le. Il t’installera dans un magnifique appartement en face du Lincoln Center, qu’il te donnera. Bien sûr tu devras faire tout ce qu’il faut pour ça, tu es tellement « bonne » à faire la pute, tellement « bonne » pour la baise que tu peux faire faire ce que tu veux à un mec. La honte, c’est dur à avaler. (Shame is a hollow stone in the throat)
Au cours de ces deux années pendant lesquelles cet homme prédateur t’a “gardé” comme sa prostituée privée, l’appartement sera devenu une prison dorée. Mais c’est toujours une chance pour sortir et te soigner. Prends-là.
Après avoir vendu l’appartement et t’être installée dans une résidence étudiante à la Columbia University, tu te trouveras assise à la cafétéria en face d’un homme aux yeux comme du verre strié de bleu. Lorsqu’il commence à te parler, tu sais qu’il s’agit de l’être aimé inconnu auquel tu composais des poèmes toutes ces années durant. Tu essaieras de fuir en courant, mais il ne te laissera pas. Quatorze ans plus tard, alors que lui et toi êtes entrain de randonner sur un affleurement de granite rose avec votre labrador, tu te sentiras la plus libre des femmes.
Un après-midi, à l’âge de 21 ans, tu seras au Musée Metropolitan avec ton meilleur ami Gabriel, qui est un gigolo, un prostitué masculin. Quand il te dit que tu lui « rappelles sa mort », ne le rejette pas. Même s’il te raconte que le médecin dit qu’il n’a pas cet étrange nouveau virus, SIDA, ce sera ton devoir de te rendre compte qu’il tousse encore.
Cesse de penser à tes propres blessures. Ne te tourmente pas avec cette phrase perverse que t’a dite ta mère si souvent : « j’espère que tu auras une mort lente ». Ne lui dit pas que tu ne veux plus jamais le revoir, ne quitte pas la galerie des sculptures. Ce sera la dernière fois que tu le vois. Gabriel mourra du SIDA cinq mois plus tard. Lorsqu’il a dit que tu lui rappelais « sa propre mort », il essayait de te prévenir qu’il était entrain de mourir. Tu regretteras ce que tu lui as dit le reste de ta vie. Et encore plus, tu regretteras d’avoir fuit son amitié.
S’il te plait, dit « pardonne-moi »
Dit « Je t’aime ».

Reste en contact.

Amour,

Stella