samedi 14 mai 2011

« Aimer le prochain comme soi-même »: Un Salut contre les maux

Le Mal au féminin, réflexion théologique à partir du féminisme. pp. 184-188

Ivone Gebara


« (…) Dans le concret, le mal est cette espèce de rétention de la vie pour soi-même, d'appropriation indue des biens par des personnes et des groupes qui prennent possession de la terre et de tant d'autres choses.

Le mal, c'est aussi une dysfonction entre moi et moi-même, qui m'amène à cultiver mon narcissisme, mes intérêts propres, oubliant que je suis avec et dans d'autres corps, oubliant que j'ai besoin d'eux pour exister. Le mal, c'est cette maladie inattendue qui m'atteint, qui saisit mon corps, qui me laisse à la merci des autres, qui annule mes engagements, mes possibilités de travail et mes plans sur le futur.

Le mal, c'est l'excès de biens, la concentration des richesses, du pouvoir, de la jouissance des uns au détriment de la vie des autres.

Le mal, c'est l'idolâtrie de l'individu, du blanc, du mâle, de la race pure, du peuple élu, des femmes dans les concours de beauté.

Le mal est l'affirmation de la supériorité d'un sexe sur l'autre, supériorité qui pénètre les structures sociales, politiques, culturelles et religieuses.

Le mal, c'est l'exploitation de la Terre comme objet de profit, comme capital, au détriment de la vie de populations entières.

Le mal, c'est imposer des religions, des divinités comme seules capables de sauver l'humanité.

Le mal est faire croire qu'on connaît la volonté de Dieu, qu'on peut l'enseigner et même l'imposer.

Le mal, c'est accepter un destin d'opprimée, sans lutter pour sa dignité. Le mal, c'est se taire et faire taire quand il faut dénoncer les injustices.

Le mal est perdre son bien-aimé ou sa bien-aimée, c'est souffrir de chagrin d'amour, d'oubli, d'abandon.

Pour clôturer cette interminable et monotone litanie de maux, il faut encore ajouter que le mal est toujours cela et beaucoup plus.

Le mal est donc à la fois pluriel et singulier, du présent, du passé et de l'avenir; il se fait à partir d'une expérience de déséquilibre de nos forces de vie. Et c'est effectivement à l'intérieur de ces maux que des biens, des expériences de salut voient le jour. C'est dans les lieux des larmes que des joies peuvent jaillir, que des engagements de solidarité prennent consistance, que des puissants finissent par « tomber de leur trônes ».

Il est absolument frappant de constater à nouveau que le mal a la même source que le bien, mais un bien en excès pour quelques-uns, parce que ce bien est voracité de biens et qu'il exclut volontairement d'autres du partage de vie. Mais c'est aussi un bien en manque de bien de différentes formes de vie.

(…)

Le mal est sans origine, mais les maux ne sont pas sans cause historique. Il est toujours là, mais en même temps il dépend de nous d'accentuer sa prolifération, de nous laisser contaminer de plus en plus par son virus, de lui permettre de grandir. Dès lors, il nous incombe aussi de lutter contre sa domination, contre son empire et son emprise. Dans ce chemin proposé, il faudrait peut-être s'éduquer à ne plus chercher un sens ou une causalité première pour certains « maux ». Il faudrait simplement accepter que nous avons la responsabilité de soulager les gens, d'extirper ce mal concret ici présent, comme une injustice ou une souffrance physique, sans trop chercher à en expliquer le sens. Souvent certains « maux » nous dépassent, tout comme certaines expériences de bonheur et de gratuité.

C'est dans ce sens que la question anthropologique du mal devrait être revisitée à partir de cette constatation du mélange constitutif de toute vie, et par là nous inviter à assumer une nouvelle responsabilité dans la vie de toutes les vies.

A mon avis, on pourrait re-situer ici la phrase clef attribuée à Jésus de Nazareth: « aimer le prochain comme soi-même ». Il y a dans cette phrase une dimension éthique relationnelle qu'il faudra développer dans la vie de chaque jour: des gestes de salut en découleront sous forme de justice et de sagesses de vie. Concrètement, cela a à voir avec la production d'équilibre et de déséquilibre. Si nous exagérons dans la direction de l'amour de nous-même, nous tomberons facilement dans toutes sortes de narcissismes, qui auront pour conséquence la destruction des autres ou au moins une fermeture aux cris de l'autre.

En un certain sens, le patriarcalisme est une forme sociale de narcissisme masculin, qui se manifeste dans toutes les institutions culturelles, politiques et religieuses de la majorité des groupes humains. Il s'agit d'un narcissisme comme amour du même, du semblable à moi. Aussi est-il plus facile, pour des hommes de lutter en vue de la justice sociale tout court, que pour une justice des droits égalitaires avec les femmes. L'expérience de la lutte syndicale de ces dernières années, en Amérique Latine, a bien montré combien les questions soulevées par les femmes n'ont pas toujours reçu l'appui des hommes. (…) De même, dans les institutions académiques des Eglises, les femmes n'ont pas ouvertement l'appui des hommes pour obtenir le même droit d'enseignement de la théologie. (…)

Le narcissisme s'est aussi très fort manifesté dans la politique et a produit les impérialisme, les fascismes, le nazisme, le racisme et toutes sortes d'exclusion de « l'autre », pour se protéger soi-même et ses égaux. Le narcissisme social, politique et religieux est, à mon sens, contraire à l'équilibre des forces présentes dans les valeurs de l'Evangile de Jésus.

De l'excès de narcissisme on pourra verser dans l'excès du don de soi, l'excès d'obéissance, l'excès d'humilité, le silence social, l'effacement: des comportements qui ont souvent été exigés et développés par des femmes. Cet excès, considéré comme vertu dans le monde patriarcal, est considéré comme vice dans la perspective féministe. Cet autre extrême révèle que les formes de déséquilibre existent par manque, par défaut de. Les femmes ont manqué d'amour effectif pour elles-mêmes; elles ont manqué d'autonomie, d'auto-estime, de développement de leur propre pensée, de courage pour dire non à différentes formes d'asservissement domestique, social, politique et religieux.

Cela nous ramène, une fois de plus, à la question de la différence du vécu des valeurs. Dans ce sens, ce qui est moral pour une personnes, pour un homme par exemple, ne l'est pas nécessairement pour une femme, à cause de la différence de conditions et de situations sociales. C'est cela qui nous engage à laisser les questions éthiques comme un processus ouvert aux différentes circonstances et surtout au dialogue, en vue de la construction de relations qui favorisent la vie du plus grand nombre de personnes.

Aimer l'autre comme soi-même devrait être compris dans le concret des situations où chacun-e dans sa communauté, son groupe de base, sa famille, son travail, est éthiquement obligé-e de se mettre dans la peau de l'autre. Il y a une réciprocité qui s'instaure alors et qui va au-delà d'un jugement de principe ou d'un jugement selon des lois dogmatiques pré-établies. Un consensus provisoire entre différents groupes, toujours à refaire, devrait se construire pour permettre effectivement que le bien commun ne devienne pas simplement une belle expression, présente dans nos Déclarations de Droits, mais sans efficacité concrète. »

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