jeudi 26 mai 2011

"Le Mal au féminin; réflexions théologiques à partir du féminisme" - une théologie féministe universalite

Fiche de lecture.
« Le mal au féminin; réflexions théologiques à partir du féminisme »
Ivone Gebara

L'Harmattan, 1999



A ma connaissance, il s'agit du premier texte de théologie catholique en langue française qui assume pleinement une perspective féministe universaliste. Le travail d'intelligence de la foi d'Ivone Gebara s'enracine dans sa vie spirituelle intime, a été maturé par une ascèse intellectuelle propre à toute discipline scientifique et vise le service de la communauté chrétienne, en particulier les groupes de femmes des quartiers pauvres où elle vit. Exactement les caractéristiques d'un travail de théologie catholique: expression de l'expérience de Foi, discipline intellectuelle pour en rendre compte de manière rationnelle et service de la communauté des croyants.

Le concept de GENRE évite que sa thèse tombe dans les tendances essentialistes de trop nombreux discours théologiques et spirituels qui dans l'Eglise catholique se prétendent féministes, ou du moins entendent parler au nom des femmes et les mettre en valeur. Non, ici, le concept de GENRE permet d'affirmer que les différences entre femmes et hommes sont des constructions « bio-culturelles » (p.97). Si cela fait sens aujourd'hui de parler de Dieu à partir de l'expérience féminine, ce n'est pas pour reconnaître une essence féminine qui aurait un rapport spécifique avec le divin, mais c'est pour constater que cette construction historique et culturelle qu'est le GENRE a induit des expériences particulières du divin. Les prendre en compte permet de subvertir la prétention à l'universalisme des théologies exprimées à partir d'expériences exclusivement masculines. Cette théologie féministe universaliste ouvre d'ailleurs la possibilité de dénoncer ces constructions qui étayent l'ordre violent patriarcal.

Pleinement catholique et pleinement féministe universaliste, le travail d'Ivone Gebara évite le piège d'un concordisme simpliste entre deux approches qui ont été historiquement antagonistes. Au contraire, la richesse des fruits du travail de l'auteure démontre la fécondité pour la théologie de la prise en compte du GENRE dès la réflexion épistémologique: pointer la relativité des discours masculins qui se percevaient pourtant comme universels, faire prendre conscience de la spécificité des maux provoqués par la domination culturelle considérée comme naturelle des hommes sur les femmes, enrichir les discours sur le divin pour l'édification du plus grand nombre, redécouvrir l'éthique de l'amour de l'autre et de soi dans la relationalité.



Pour ce faire, Ivonne Gebara se pose la question certainement la plus problématique de la théologie chrétienne: la question du mal. Elle n'en cherche pas l'origine. Pour elle, le mal n'a d'ailleurs pas d'origine, mais chaque mal a des causes (p.186). Elle fait une phénoménologie du mal vécu par les femmes. Dès cette première partie, la manière de penser tranche avec la démarche habituelle de la théologie qui soit s'appuie sur des grandes oeuvres de la philosophie, soit fonde son abstraction sur une certaine exégèse des textes bibliques. Ici, la théologienne se met à l'écoute des femmes pour décrire ce qu'elles identifient comme mal. Pour cela elle convoque le témoignage de la littérature. Elle propose quatre grandes formes de mal vécu par les femmes: le mal d'avoir, et surtout de ne pas avoir comme le plus grand dénuement; le mal de pouvoir, là aussi surtout expérimenté sous la forme de l'impuissance; le mal de savoir, illustré par la difficulté que de nombreuses femmes ont rencontré pour accéder au savoir et participer à sa production; le mal de valoir, quand la personne même est réduite à la valeur d'un objet de consommation comme dans la prostitution. A ces formes de mal s'ajoute aussi le mal d'être noire, ce qui montre que les spécificités des maux vécues par les femmes croisent aussi les maux vécues spécifiquement par d'autres catégories construites de l'humanité: la couleur de peau, la classe sociale, etc. Indiquant à la fois que l'herméneutique du GENRE, pour nécessaire, ne doit pas non plus être absolutisé.

Pour compléter cette phénoménologie du mal vécue par les femmes, Ivone Gebara rend compte à la première personne des maux auxquels elle a été confrontée personnellement: être née femme, la complexité des violences de genre qui impliquent aussi les femmes entre elles, l'expérience d'être immigrée, la souffrance d'être théologienne de la libération, la confrontation au mal tel qu'il se déploie quotidiennement dans le quartier déshérité où elle vit.



A la suite de cette phénoménologie du mal, l'auteure définit ce qu'elle entend par GENRE. Bien qu'elle reconnaisse ne pas prendre position au sein des débats féministes, elle propose une vision de la différence entre femmes et hommes sans concession avec les habitudes de pensée de la corporation des théologiens masculins et des institutions: « Je pars de l'affirmation selon laquelle le GENRE n'est pas simplement le fait biologique d'être un homme ou une femme: le GENRE signifie une construction sociale, une façon d'être au monde, une façon d'être éduquée, un façon aussi d'être perçue, qui conditionne notre être et notre agir. Je m'efforcerai de montrer que le rapport de GENRE a été et est encore, la construction de sujets historiques assujettis à d'autres, non seulement en raison de leur classe sociale, mais par une construction socio-culturelle des rapports entre hommes et femmes, entre masculin et féminin. La sexualité est ainsi culturalisée à partir des relations de pouvoirs ». (p.94-95)

Il ne s'agit pas de nier les différences entre femmes et hommes. Seulement d'identifier les causes réelle de ces différences. Il ne s'agit pas d'une différence de nature qui conduirait à méditer sur les vocations respectives des uns et des autres, mais de réaliser que «s'il y a des choses semblables dans la perception des hommes et des femmes d'une même culture, il y a des différences particulièrement liées aux rôles, aux attentes, à l'organisation et à la division du travail; à l'éducation des sentiments propre à chaque groupe social et à chaque culture » (p.98). De cette définition des rapport de GENRE découle trois conséquences directes: premièrement réaliser que les discours dominants jusqu'à présent, notamment en théologie, relève d'une perception masculine située dans ce type de relation de pouvoir, il s'agit donc de sortir de l'illusion de l'universalisme du discours masculin; ensuite, si les différences entre hommes et femmes relèvent surtout d'une construction socio-culturelle, elles sont donc contingentes, il est dès lors possible et même souhaitable d'élargir les conceptions liées au rapport entre masculin et féminin, sortir des dualismes, mais aussi avoir des clefs de compréhension plus ajustée pour comprendre et dénoncer les injustices sociales qui reposent sur les relations entre hommes et femmes; et enfin changer la « symbolique du mal », qui jusqu'à présent associait le féminin à la chair et au mal et le masculin à l'esprit et au bien.

Le GENRE n'est pas une lubie ou une mode qui serait le prétexte à des revendications amères. Il s'agit d'un outil pour la pensée qui permet de déployer une grille de lecture plus ajustée, un « outil herméneutique ». Comme l'illustrait déjà l'enquête phénoménologique sur le mal vécu par les femmes, l'herméneutique du GENRE invite à se mettre à l'écoute, non seulement des femmes, mais aussi de toute altérité, les femmes étant, de par la position que l'ordre patriarcal leur a assigné, autant de figure de l'autre dominé. La remise en cause de l'universalisme prétendu des discours masculins qui affirment l'infériorité de nature des femmes conduit à se poser les mêmes types de question quand les mêmes discours justifient avec les mêmes travers l'occident, le riche, le chrétien, l'anthropocentrisme, etc.

Remise en cause pour quelle alternative demanderont ce que rassurent à un niveau existentiel le discours de justification de l'ordre des choses? Une pluralité des discours est possible s'il on a à coeur une exigence éthique de la relation à l'autre. Non pas un relativisme, mais une prise en compte de la relationalité.



Ivone Gebara illustre cette partie particulièrement théorique en esquissant une théologie du mal à partir de la phénoménologie qu'elle avait établi précédemment. Ce faisant, elle illustre la fécondité et la nécessité de la prise en compte du concept de GENRE en théologie.

La réflexion proprement théologique discute d'abord du mal accompli par les femmes elles-mêmes. Il s'agit de repousser la thèse, qui tentent quelques commentateurs du féminisme essentialiste, selon laquelle les femmes auraient une nature éthique meilleure que les hommes. Au contraire, si elles ne sont pas associées publiquement à la réalisation des grands maux visibles, c'est que les rôles que leur assigne la construction sociale d'à peu près toutes les cultures humaines connues ne sont pas visibles. Il s'agit alors d'identifier le mal invisible lié à leurs rôles invisibles dont elles sont partie prenante: « reproductrices de la toile de mal » dans le quotidien domestique, notamment par l'acceptation des injustices dont elles sont victimes et surtout la complicité à la soumission des autres femmes à ces injustices, à commencer par leurs filles, soeurs et belle-filles.

A travers ces discussions, phénoménologie du mal vécu par les femmes, de quels maux les femmes sont complices, commence à se dessiner un discours original à propos du mal. Non pas une définition du mal. Le mal est absurde, il ne peut donc pas être défini. Une définition du mal peut même être en soi cause de mal, en justifiant des actes d'injustice, en faisant taire le vécu de maux authentiques. Le mal est paradoxal, un mal pour l'un peut être un bien pour l'autre.

Ce qui répond au mal donc, ce n'est pas sa circonscription rationnelle, c'est l'expérience du salut. Et c'est justement la suite de cette quête théologique: « le salut des femmes ». Le mal, ou plutôt les maux vécus par les femmes, sont alors renommés « croix », mises en relation avec la crucifixion de Jésus de Nazareth. « Bien sûr Jésus de Nazareth, proclamé Christ par la communauté des croyants, garde sa croix comme un signe distinctif et unique. Il n'est pas question de nier cet aspect personnel et historique. Mais dans la perspective que je développe, cette croix n'est ni plus grande ni plus petite que d'autres, même si c'est celle d'un innocent. Elle représente certes une référence à un communauté de foi, mais elle doit être mis en dialogue avec d'autres pour éviter les manipulations possibles » (p.160).

Ce qui dépasse la croix, les innombrables croix vécus notamment par les femmes le long de l'histoire, c'est la résurrection. Non pas l'espoir d'une vie après la mort, mais la résurrection au quotidien, le salut. « Le salut ne sera pas quelques chose en dehors du tissage même de la vie mais se réalisera en son sein » (p.165). C'est là que prend toute son importance l'idée de « relationalité »: « La relationalité n'a pas nécessairement à voir seulement avec les femmes et le problème du mal, mais avec toutes les choses qui existent. Ce mot sera l'expression de la complexité vitale constitutive de toutes choses. Elle nous ouvre à une approche plus inclusive et expérientielle de la vie, elle nous invite à essayer de nous comprendre toujours à nouveau comme êtres humains faisant partie, avec d'autres, d'une même toile vitale » (p.178). La relationalité permet donc de penser autrement la question du mal. Le mal quand il se réalise est toujours mélangé. Les uns le vivent comme un bien tandis que les autres comme un mal; on vise un bien est c'est surtout du mal qui est provoqué... C'est dans ce tissu complexe et mêlé de relations, entre humains mais aussi avec notre écosystème, que le mal a lieu avec du bien. C'est donc aussi dans la relationalité que se pense et se réalise le salut. « La relationalité nous ouvre finalement à une recherche d'équilibre dans la vie quotidienne et dans les institutions que nous créons. Elle nous révèle que les péchés des femmes sont en rapport avec les excès des hommes et les péchés des hommes sont en rapport avec ce qui manque aux femmes. Et ce rapport est un rapport construit, un rapport de culture, un jeu de force et de pouvoir. Et s'il est un rapport construit, il pourra être dé-construit et re-construit » (p.189). Articulation entre responsabilité individuelle et responsabilité collective, responsabilité individuelle vis-à-vis de des constructions collectives des structures de péchés, responsabilité collective dans l'intériorisation individuelle des structures de péchés. Cette relationalité rejoint le commandement d'amour de soi et du prochain. « (…) « Aimer le prochain comme soi-même ». Il y a dans cette phrase une dimension éthique relationnelle qu'il faudra développer dans la vie de chaque jour: des gestes de salut en découleront sous forme de justice et de sagesse de vie. » (p.187) « Aimer l'autre comme soi-même devrait être compris dans le concret des situations où, chacun-e dans sa communauté, son groupe de base, sa famille, son travail, est éthiquement obligé-e de se mettre dans la peau de l'autre. Il y a une réciprocité qui s'instaure alors et qui va au-delà d'un jugement de principe ou d'un jugement selon des lois dogmatiques pré-établies. Un consensus provisoire entre différents groupes, toujours à refaire, devrait se construire pour permettre effectivement que le bien commun ne devienne pas simplement une belle expression, présente dans nos Déclarations de Droits, mais sans efficacité concrète » (p.188).



Une fois écoutée le mal vécu par les femmes (phénoménologie du mal au féminin), une fois compris qu'être femme (et donc aussi homme) relève surtout d'une construction sociale et culturelle à partir d'un donné biologique et que la société et la culture a donc un pouvoir pour faire évoluer ses représentations (herméneutique du GENRE), une fois engagé dans une réflexion théologique sur le mal et le salut, mal décrit comme faisant partie du mélange de la vie, salut accueilli dans la relationalité comme autant de résurrections face aux maux quotidiens, l'auteure esquisse une théologie enracinée dans ce féminisme universaliste: qui est Dieu pour les femmes?

Pour Ivone Gebara, « c'est l'expérience d'abandon qui caractérise le mieux la vie de la majorité des femmes qui sont au départ de cette réflexion » (p.191); à l'instar du cri du psalmiste (Ps.21) repris par Jésus sur la croix (Mc 15,34) « Mon Dieu, Mon Dieu pourquoi m'as tu abandonné? ». Reprenant les témoignages qui ont été la matière au premier chapitre de sa phénoménologie du mal, l'auteure décrit trois expériences du divin. Dans le quotidien de la misère, d'abord, Dieu est invoqué. Il est la puissance paradoxale de résistance au mal, une instance qui refuse le monde tel qu'il est, qui plaide pour un monda sans ce mal quotidien. « Il y a comme une espérance contre toute espérance, comme une attente au delà des possibilités, comme pour essayer de dire que le dernier mot sur la vie n'est pas des chars et des cavaliers. Même si les chars et les cavaliers, représentants des puissants de ce monde, sont historiquement les vainqueurs, il y a encore quelque chose, un puits caché, l'ombre d'un arbre, le sourire d'un enfant, l'aide d'une grand-mère, où il y a moyen de puiser, de s'appuyer et de continuer à vivre. Il y a un fil transparent qui soutient la vie dans ses multiples visages » (p.195). Ensuite, reprenant la vie de Juana Inès de la Cruz, religieuse érudite et poétesse du la Nouvelle-Espagne qui avait été confrontée à la répression ecclésiale de ses talents, Ivonne Gebara tente à quelques siècles d'écart de retrouver la théologie personnelle de cette femme, maîtresse de la littérature baroque. Et de constater, que malgré les souffrances personnelles de Juana Inès de la Cruz et le silence qui lui a été imposé, la re-découverte de son oeuvre par les théologiennes latino-américaine en fait une figure tutélaire: « Elle nous invite à ne pas accepter les silences imposés et à oser sentir et penser Dieu à partir de notre corps, de notre expérience de femmes, de notre histoire et de notre culture » (p.203). Enfin, l'expérience d'impuissance face à la mort de sa fille vécue par Isabel Allende, racontée dans son livre « Paula », expérience vécue de manière agnostique, mais pourtant en faisant appel aux représentants des spiritualités, nous parle de l'expérience de « Dieu dans l'absence de Dieu ».

Après ces discours non-théorique des femmes sur Dieu, l'auteure ouvre quelques voies qui pourraient constituer une théologie féministe. D'abord, la théologie féministe s'appuie sur le concept de GENRE. « Parler de Dieu et de la question du GENRE, c'est faire une double affirmation: en premier lieu, c'est affirmer que ce que nous disons de Dieu est lié à nos expériences historiques, à notre vécu, ensuite que notre idée même de Dieu, ainsi que notre rapport à lui/elle ou à son mystère, sont marqués par ce que nous avons appelé plus haut « une construction sociale et culturelle du genre » Plus précisément, cela veut dire que tous nos concepts, y compris nos concepts sur Dieu, sont marqués par la dynamique culturelle et sociale du GENRE. Le concept de GENRE (...) est utilisé (…) précisément pour montrer que la sexualité humaine est marquée par la réalité des dynamiques sociales et culturelles. Il en résulte que les rapports socio-culturels entre hommes et femmes et la construction même de leur identité sociale a à voir avec les images ou les modèles de Dieu, et réciproquement » (p.207-208). Ce concept de GENRE assumé dans la réflexion sur Dieu, nos rapports à Dieu, conduit donc à interroger ce qui a été identifié aux agir de Dieu dans l'histoire qui sont en général des agir masculins (combats libérateurs, création, etc.), à remettre en cause la tendance globalisante des théologies masculines, à écouter les expériences féminines de Dieu, à prendre de la distance avec les lectures patriarcales de la Bible et de l'histoire, etc. Elle propose notamment de puiser dans la théologie de la Sagesse, une des rares figures féminines du divin dans la tradition judéo-chrétienne. Ensuite, l'auteure nous invite à découvrir ce qu'elle appelle la « zôè-diversité » de Dieu, jeu de mot avec la biodiversité. En effet autant le concept contemporain à la mode de biodiversité nous sensibilise à la nécessité de préserver la diversité du vivant biologique pour la perpétuation même de ce vivant biologique, le mot de « zôèdiversité » ouvre un jeu d'analogie où il serait essentiel de préserver la diversité des expériences du divin, dans le domaine du discours comme dans celui des pratiques liturgiques, éthiques, politiques, etc. pour permettre à la « vie animée », la « vie vivifiante » de Dieu de se perpétuer dans nos sociétés.



En conclusion, l'auteure re-situe les causes et les objectifs de sont travail, en dialogue avec la figure de Phoolan Devi, « passée reine des bandits à députée du Parlement Indien ». « C'est parce que tant de femmes, surtout les plus pauvres, sont si méprisées qu'elles finissent pas se mépriser comme êtres humains, qu'il faut, à la lumière de leur vie, re-théologiser et re-philosopher la problématique du mal et du salut. C'est pour qu'elles arrivent à rendre grâce pour leur être féminin sans entretenir le désir d'être nées hommes, qu'une réflexion sur leurs maux et leur salut se justifie. C'est finalement

pour essayer de dénoncer l'anti-féminisme présent dans nos sociétés et nos Eglises, surtout l'anti-féminisme déguisé dans une conception apparemment démocratique et bienveillante envers tous les êtres humains » (p.229-230).

Et de citer Phoolan Devi: « « Ce livre est le premier livre écrit par une femme de ma communauté. C'est une main tendue aux pauvres et aux humiliés avec l'espoir qu'une vie comme la mienne ne se répétera jamais. Je voudrais qu'il m'aide à tuer l'ignorance, à écraser le mépris et la domination. Qu'il rende courage à mes soeurs les femmes, et à mes frères, les misérables, les exploités. Je veux dire haut et fort que nous avons tous un honneur, quels que soient notre origine, notre caste, la couleur de notre peau, ou notre sexe. Je veux le respect. Pour moi et pour tous les êtres humains » (Phoolan Devi, « Moi, Phoolan Devi, reine des bandits » Paris, Ed. J'ai lu, 1996). Phoolan Devi, c'est bien cela que je veux aussi » (p.235).

vendredi 20 mai 2011

Etymologie de "pute"

Lors d'un débat à propos de prostitution, un participant nous interpèle: quelle est l'étymologie du mot « pute »! Face à notre hésitation à répondre, il nous est rapidement répondu que cela vient de la même origine que le mot « puer ». Empressement propre à la certitude de la connaissance fraichement acquise, il en vient à la conclusion que de tout temps « pute » est liée à la saleté dans l'esprit des gens, que « sale pute » ne serait que pléonasme, quoique certaines personnes prostituées revendiquent d'être appelée « pute » et font remarquées qu'elles ne sont pas sales...

Nous avons vérifié depuis. Une collègue a trouvé que « pute » viendrait du latin « puta », qui existe au masculin « putus », jeune fille et jeune garçon respectivement. Donc rien de péjoratif à l'origine!

En effet, cet article du wikipédia anglophone constate une divergence entre une étymologie de tradition française et une autre de tradition espagnole. Par exemple ce dictionnaire chilien en ligne propose une étymologie anodine, tandis que le larousse donne une étymologie puante.
Le "dictionnaire étymologique du français" de Jacqueline Picoche rapproche aussi "pute" du verbe "puer". Le verbe latin "putere" signifiant pourrir. L'animal "putois" viendrait de la même étymologie.

De mon côté, j'avais en tête une étymologie qui rapprochait "pute" du mot "puits". A regarder le dictionnaire étymologique, cela ne parait pas si invraisemblable puisque "puits" se dit "puteus" en latin, et "puiser" puteare". Je tenais cette dernière étymologie de Charles Chauvin, dans son livre "les chrétiens et la prostitution". Voici la citation (p.18-19):
"Aux lupanars [désignation latine des lieux de prostitution] et aux dictérions [grecque] succèdent les bordes et bordels, ainsi désignés parce que les bordellières rencontrent les bateliers au bord de l'eau. Le vocabulaire médiéval est révélateur: la mérétrice [meretrix - prostituée en latin savant] devient la putaria ou putea (putagium), car les puits de la rue était le lieu de rendez-vous des ribaudes, ainsi désignées parce qu'on les considérait comme des femmes débauchées."
Charles Chauvin est (était?) un latiniste reconnu, grand traducteur de Saint-Augustin. Il était très proche du Nid et du père Talvas dans les années 1980.

Le maniement de l'étymologie comme argument ou comme preuve est délicat. La manière dont notre compère la maniait était certainement la pire: une manière d'imposer une seule signification et origine au mot, donc à la chose aujourd'hui désignée. Cette manière est celle de ceux qui pense qu'en dévoilant la vérité cachée derrière la chose, et plus encore derrière le mot contingent de la chose (gnosticisme), ils prennent un pouvoir de domination à la fois sur le mot et la chose, sur ce qu'il faut penser quand on en parle. Baliser le dialogue selon son propre entendement des mots est une forme violente de communication. Cette manière d'user et d'abuser de l'étymologie comme une prise de contrôle sur les mots est une manière d'imposer son point de vue par la force. Toujours selon le "dictionnaire étymologique...", étymologie signifie "sens véritable d'un mot". La légitimité de la pensée étymologique nous ramène à la question de la vérité. "Qu'est ce que la vérité?" demanda Ponce Pilate à celui que s'était déclaré être en tant que personne "le chemin, la vérité et la vie". Vérité comme discours construit et rationnel ou vérité comme existence d'une personne vivante? D'ailleurs rigoureusement Jacqueline Picoche dans l'introduction de son dictionnaire nous averti: "L'étymologie populaire, ou regroupement instinctif des mots en "familles" supposées, provoquant d'innombrables croisements entre familles historiques, est même un des principaux facteurs de l'évolution du vocabulaire." En d'autres termes, quelque soit la réalité historique de l'apparition d'un mot à partir d'un autre, la reconstruction de son histoire, parfois fallacieuse, du fait de sa proximité phonétique avec d'autres mots, expliquent tout autant la transmission d'un mot et le sens qu'on lui donne. Il est certain qu'en langue française, et depuis longtemps, les deux mots "puer" et "pute", avec les doublets savants de puanteur "putride", "putréfaction", a du faire sens pour les générations de locuteurs de notre langue, d'autant plus qu'on s'empara du mot "pute" pour en faire une insulte.

Alors se pose plutôt la question: "qu'est ce qui fait sens pour nous aujourd'hui?" Nous ne pouvons pas nier que pour beaucoup de nos contemporains les personnes prostituées font office d'égouts, dans la tradition de la locution latine attribuée à Saint-Augustin, et reprise par Parent-Duchatelet, le médecin à l'origine de la réglementation hygiéniste des maisons en close dans la France du XIXe siècle. Mais c'est exactement cette vision des personnes prostituées que nous combattons. J'aime l'étymologie de Charles Chauvin rapprochant du "puits", parce qu'elle fait penser à une célèbre rencontre près d'un puits en Samarie. L'attitude de rencontre que manifesta Jésus à la samaritaine est un beau précédent et exemple pour notre démarche d'aller à la rencontre des personnes prostituées: les mains vides. L'étymologie que proposait ma collègue, semble être en effet la plus directe. Ne disons-nous pas "nous allons voir les filles", pour ne pas trop insister sur ce qu'elles font par ailleurs?

J'aime la pensée étymologique, mais pas à la manière violente et péremptoire de ceux qui veulent prendre contrôle des mots en connaissant leur origine. Plutôt à la manière d'un Derrida, qui certainement puise dans une tradition juive des commentaires des textes, en faisant vibrer le sens des mots à partir des proximités phonétiques, de leur histoire vérifiée ou imaginée, pour ouvrir un espace de sens plus large encore que le mot seul avec ses acceptations communes nous le permettait sans cette mise en vibration.
Alors oui, à la fois les trois étymologies. "Puta", c'est à dire "jeune fille". "Putere", c'est à dire "puanteur" ou "pourriture" et "puteare" c'est à dire "puiser". "Jeune fille" nous rappelle à quel point la prostitution a toujours été une prédation de l'enfance, "puer" nous renvoie à la stigmatisation des personnes prostituées et au cynisme des organisateurs de la prostitution qui de tout temps ont méprisés les personnes prostituées tout en les affirmant fonctionnellement nécessaire à l'instar des égouts et cloaque, et "près du puits" qui nous propose d'aller à la rencontre de ces femmes, qui ont toujours été à la fois isolées mais exposées sur des lieux de croisement public (hier les puits, aujourd'hui les trottoirs, demain les "forums" d'internet...). Le symbole du puits peut aussi nous inviter à méditer: c'est là où on puise de quoi étancher la soif, de quoi laver. Si les putes sont celles qui sont proches du puits, elles qui souvent nous disent se laver dix fois par jour obsédées par la salissure des clients, elles qui sont là à cause de manques (de soifs): manque d'argent, manque d'affection respectueuse dans leur histoire, manque d'estime... Est-ce-que nos rencontres avec elles leurs donnent l'occasion de puiser au puits auprès duquel elles se tiennent: elles-mêmes? Pour retrouver l'estime d'elles-mêmes, pour reconsidérer la valeur de l'argent qui les attachent et qui filent entre leurs doigts vis-à-vis de leur valeur propre, pour se libérer des oppressions qu'elles subissent, parfois via une affection sincère pour un maq, à l'instar de "l'amour" d'une femme battue pour son tortionnaire...

Encore quelques mots, sur les mots de la prostitution: "Péripatéticiennes" signifient "femmes qui se promènent", "qui vont et viennent"; et ça les rapprochent d'une des plus anciennes écoles de philosophie: les péripatéticiens, c'est à dire les disciples d'Aristote, car celui-ci enseignait en marchant. Une belle chute ironique que de se référer à la pensée en mouvement pour répondre au dogmatisme d'une étymologie univoque!

samedi 14 mai 2011

« Aimer le prochain comme soi-même »: Un Salut contre les maux

Le Mal au féminin, réflexion théologique à partir du féminisme. pp. 184-188

Ivone Gebara


« (…) Dans le concret, le mal est cette espèce de rétention de la vie pour soi-même, d'appropriation indue des biens par des personnes et des groupes qui prennent possession de la terre et de tant d'autres choses.

Le mal, c'est aussi une dysfonction entre moi et moi-même, qui m'amène à cultiver mon narcissisme, mes intérêts propres, oubliant que je suis avec et dans d'autres corps, oubliant que j'ai besoin d'eux pour exister. Le mal, c'est cette maladie inattendue qui m'atteint, qui saisit mon corps, qui me laisse à la merci des autres, qui annule mes engagements, mes possibilités de travail et mes plans sur le futur.

Le mal, c'est l'excès de biens, la concentration des richesses, du pouvoir, de la jouissance des uns au détriment de la vie des autres.

Le mal, c'est l'idolâtrie de l'individu, du blanc, du mâle, de la race pure, du peuple élu, des femmes dans les concours de beauté.

Le mal est l'affirmation de la supériorité d'un sexe sur l'autre, supériorité qui pénètre les structures sociales, politiques, culturelles et religieuses.

Le mal, c'est l'exploitation de la Terre comme objet de profit, comme capital, au détriment de la vie de populations entières.

Le mal, c'est imposer des religions, des divinités comme seules capables de sauver l'humanité.

Le mal est faire croire qu'on connaît la volonté de Dieu, qu'on peut l'enseigner et même l'imposer.

Le mal, c'est accepter un destin d'opprimée, sans lutter pour sa dignité. Le mal, c'est se taire et faire taire quand il faut dénoncer les injustices.

Le mal est perdre son bien-aimé ou sa bien-aimée, c'est souffrir de chagrin d'amour, d'oubli, d'abandon.

Pour clôturer cette interminable et monotone litanie de maux, il faut encore ajouter que le mal est toujours cela et beaucoup plus.

Le mal est donc à la fois pluriel et singulier, du présent, du passé et de l'avenir; il se fait à partir d'une expérience de déséquilibre de nos forces de vie. Et c'est effectivement à l'intérieur de ces maux que des biens, des expériences de salut voient le jour. C'est dans les lieux des larmes que des joies peuvent jaillir, que des engagements de solidarité prennent consistance, que des puissants finissent par « tomber de leur trônes ».

Il est absolument frappant de constater à nouveau que le mal a la même source que le bien, mais un bien en excès pour quelques-uns, parce que ce bien est voracité de biens et qu'il exclut volontairement d'autres du partage de vie. Mais c'est aussi un bien en manque de bien de différentes formes de vie.

(…)

Le mal est sans origine, mais les maux ne sont pas sans cause historique. Il est toujours là, mais en même temps il dépend de nous d'accentuer sa prolifération, de nous laisser contaminer de plus en plus par son virus, de lui permettre de grandir. Dès lors, il nous incombe aussi de lutter contre sa domination, contre son empire et son emprise. Dans ce chemin proposé, il faudrait peut-être s'éduquer à ne plus chercher un sens ou une causalité première pour certains « maux ». Il faudrait simplement accepter que nous avons la responsabilité de soulager les gens, d'extirper ce mal concret ici présent, comme une injustice ou une souffrance physique, sans trop chercher à en expliquer le sens. Souvent certains « maux » nous dépassent, tout comme certaines expériences de bonheur et de gratuité.

C'est dans ce sens que la question anthropologique du mal devrait être revisitée à partir de cette constatation du mélange constitutif de toute vie, et par là nous inviter à assumer une nouvelle responsabilité dans la vie de toutes les vies.

A mon avis, on pourrait re-situer ici la phrase clef attribuée à Jésus de Nazareth: « aimer le prochain comme soi-même ». Il y a dans cette phrase une dimension éthique relationnelle qu'il faudra développer dans la vie de chaque jour: des gestes de salut en découleront sous forme de justice et de sagesses de vie. Concrètement, cela a à voir avec la production d'équilibre et de déséquilibre. Si nous exagérons dans la direction de l'amour de nous-même, nous tomberons facilement dans toutes sortes de narcissismes, qui auront pour conséquence la destruction des autres ou au moins une fermeture aux cris de l'autre.

En un certain sens, le patriarcalisme est une forme sociale de narcissisme masculin, qui se manifeste dans toutes les institutions culturelles, politiques et religieuses de la majorité des groupes humains. Il s'agit d'un narcissisme comme amour du même, du semblable à moi. Aussi est-il plus facile, pour des hommes de lutter en vue de la justice sociale tout court, que pour une justice des droits égalitaires avec les femmes. L'expérience de la lutte syndicale de ces dernières années, en Amérique Latine, a bien montré combien les questions soulevées par les femmes n'ont pas toujours reçu l'appui des hommes. (…) De même, dans les institutions académiques des Eglises, les femmes n'ont pas ouvertement l'appui des hommes pour obtenir le même droit d'enseignement de la théologie. (…)

Le narcissisme s'est aussi très fort manifesté dans la politique et a produit les impérialisme, les fascismes, le nazisme, le racisme et toutes sortes d'exclusion de « l'autre », pour se protéger soi-même et ses égaux. Le narcissisme social, politique et religieux est, à mon sens, contraire à l'équilibre des forces présentes dans les valeurs de l'Evangile de Jésus.

De l'excès de narcissisme on pourra verser dans l'excès du don de soi, l'excès d'obéissance, l'excès d'humilité, le silence social, l'effacement: des comportements qui ont souvent été exigés et développés par des femmes. Cet excès, considéré comme vertu dans le monde patriarcal, est considéré comme vice dans la perspective féministe. Cet autre extrême révèle que les formes de déséquilibre existent par manque, par défaut de. Les femmes ont manqué d'amour effectif pour elles-mêmes; elles ont manqué d'autonomie, d'auto-estime, de développement de leur propre pensée, de courage pour dire non à différentes formes d'asservissement domestique, social, politique et religieux.

Cela nous ramène, une fois de plus, à la question de la différence du vécu des valeurs. Dans ce sens, ce qui est moral pour une personnes, pour un homme par exemple, ne l'est pas nécessairement pour une femme, à cause de la différence de conditions et de situations sociales. C'est cela qui nous engage à laisser les questions éthiques comme un processus ouvert aux différentes circonstances et surtout au dialogue, en vue de la construction de relations qui favorisent la vie du plus grand nombre de personnes.

Aimer l'autre comme soi-même devrait être compris dans le concret des situations où chacun-e dans sa communauté, son groupe de base, sa famille, son travail, est éthiquement obligé-e de se mettre dans la peau de l'autre. Il y a une réciprocité qui s'instaure alors et qui va au-delà d'un jugement de principe ou d'un jugement selon des lois dogmatiques pré-établies. Un consensus provisoire entre différents groupes, toujours à refaire, devrait se construire pour permettre effectivement que le bien commun ne devienne pas simplement une belle expression, présente dans nos Déclarations de Droits, mais sans efficacité concrète. »

dimanche 8 mai 2011

Les croix des femmes

Extrait de "le mal au féminin; réflexions théologiques à partir du féminisme", de Ivone Gebara. L'Harmattan. 1999. p.153-165

"Pour parler de la croix personnelle et communautaire, je voudrais revenir à l'expérience quotidienne, à une certaine fidélité à la méthode phénomènologique dans son volet descriptif. La "phénoménologie du mal au féminin" (voir chapitre 2 et 3) a bien mis en évidence l'expérience du mal qui, en langage chrétien, pourrait être appelée expérience de "la croix". Il s'agit d'une croix comme souffrance concrète, dans son aspect physique, psychologique et social.

Dans ce chapitre-ci, nous ne proposerons pas une nouvelle théorie "sur la croix", mais nous allons décrire des expériences et des comportements concrets de femmes, particulièrement à la lumière de l'expérience chrétienne. Il s'agit de préciser ce qui est vécu comme croix et ce qui définit ce qui est considéré comme croix. Il s'agit aussi de découvrir comment, dans une perspective féministe, s'opère le dépassement des multiples croix, sans qu'aucune devienne un absolu.

(...)

Qu'on n'oublie pas en effet les contradictions historiques produites par l'usage du symbole de la croix. Depuis le mariage de la croix et de l'épée des Grands Empires chrétiens et de la période coloniale, l'association de la croix aux pouvoirs établis n'a cessé de se faire sentir. Les faits sont biens connus. Je voudrais rappeler en particulier la complicité d'une certaine hiérarchie catholique avec les régimes militaires, comme aussi avec les différentes situations politiques clefs en Amérique latine et ailleurs: le symbole de la croix n'y a pas été souvent évocateur de salut mais de domination. Et pourtant, à l'intérieur des traditions chrétiennes, on continue à l'utiliser, sans envisager d'introduire un changement de sens en vue de nouvelles relations humaines.

Dans une perspective théologique féministe par contre, au-delà de la crucifixion d'un homme pour le salut de tous et de toutes, on dénonce l'utilisation de la croix en vue de maintenir la soumission des femmes et des pauvres. La souffrance de Jésus sur la croix a été en effet souvent utilisé comme un alibi pour jusitifier la souffrance qu'on imposait aux pauvres et particulièrement aux femmes. concrètement, leur soumission à l'autorité des hommes était présentée comme un devoir fondé sur l'obéissance de Jésus, obéissant à son Père jusqu'à la mort et la mort en croix. Leur sacrifice y trouvait une légitimation et, en cas de désobéissance, cette légitimation les culpabilisait. Désobéir, c'est en effet enfreindre l'autorité de Dieu et de ses représentants; dès lors la désobéissance devrait être passible de punition.

On trouve un autre sens de la croix, très présent en particulier chez les femmes pauvres: la croix est identifiée à leur destin de souffrance et à une sortie de malédiction d'être née femme. Ceci est profondément ancré dans la culture populaire latino-américaine. Le destin d'être femme est souvent considéré comme un malheur. Il suffit, par exemple, d'observer combien, non seulement les hommes, mais les femmes veulent que leur premier-né soit un homme. Il y a là l'idée que l'homme garde le nom de la famille et est socialement plus important, mais aussi que l'homme a plus de chances d'être heureux que les femmes.

Récemment, dans un atelier réunissant une trentaine de femmes des quartiers marginalisés de Recife et Joao Pessoa, il était impressionnant d'entendre combien ces femmes étaient unanimes pour affirmer que la croix des femmes est plus pesante que celle des hommes. Pour elles, la croix n'est pas seulement la souffrance quotidienne de leur vie dans la misère, mais aussi leur condition de femme. Et le christianisme leur a appris à supporter et accueillir leur croix plutôt qu'à chercher des moyens de la dépasser.

(…)

Toute la question est de rappeler que le salut vécu par Jésus, ainsi que notre salut, ne se réalise pas imposée par un pouvoir impérialiste, mais par l'instauration de rapports de justice, de respect et de tendresse entre les êtres humains. Dans ce sens il y a le dépassement provisoire de la croix, tout en sachant qu'elle réapparaîtra sous d'autres formes.


La croix mêlée à la résurrection.


Si je prends quelques éléments de la vie quotidienne du quartier dans lequel je vis, ou même les témoignages rapportés plus haut, je me trouve devant les souffrances concrètes des gens, mais aussi devant des saluts ou des tentatives concrètes de salut. Au milieu de la détresse, il y a souvent la présence des ami-e-s, des voisin-e-s; il y a souvent un membre de la famille et même un inconnu prêt à aider. La souffrance est souvent mêlée de solidarité, d'aide, de compréhension. Même les plus abandonnés semblent avoir expérimenté, probablement grâce à la solidarité d'autres abandonnés, ou même par les rêves de leur existence, le désir de dépasser leur malheur. Il y a une participation commune à la détresse ou à la « mauvaise nouvelle » qui nous atteint, et cela représente « quelque chose » du salut. Ce « quelque chose », ce désir ou ce rêve de salut, c'est tout d'abord la nécessité de vivre un simple bien-être, et ce désir est presque toujours présent dans la vie humaine et, peut-on dire, dans toute vie.

Ce n'est pas seulement le salut effectif, mais aussi la solidarité, comme désir de salut, qui fait vivre. Il y a une expérience personnelle et collective de la croix et de la recherche de salut pour soi et pour l'enfant qu'on porte sur ses bras, un salut pour soi et aussi pour le compagnon qui vit les mêmes détresses. Dans le même corps coexistent la croix et la résurrection: dans le même corps, elles s'entremêlent et ne font qu'un.

(…)

Dans la vie quotidienne des quartiers populaires, les croix sont souvent accompagnées de présence qui essayent de se solidariser, même s'il ne faut pas oublier les croix totalement solitaires de certaines personnes. Cela est dramatique, et très fréquent dans nos sociétés d'abondance où le souci pour les exploités n'accompagne pas le progrès des technologies et des sciences.

La croix est toujours le scandale, le malheur, la maladie, l'abandon, la souffrance objective et subjective, et celle-ci est combattue. Elle est combattue par la présence des autres, par l'aide de ceux et celles qui, dans un sens, disent non à la croix. En d'autres termes, le non à la croix, c'est l'affirmation du salut, de la justice, du bonheur, même en sachant que ce non est fragile et provisoire.

Le non à la croix peut être aussi un cri sans salut, un appel de salut sans réponse. Et l'absence de réponse semble être ce qui arrive le plus souvent au niveau des grandes structures productrices de violence.

C'est dans ce sens précis que le symbole de la vie de Jésus le plus parlant pour nous femmes, ce n'est pas sa croix solitaire, mais la communauté autour d'elle disant non à cet assassinat, non à la crucifixion, non au pouvoirs qui font mourir les gens. Ce sont les femmes autour de la croix, ses amies, prenant soin du corps sans vie pour que la vie ne soit plus violentée, qui devient un geste symbolique significatif, parce que geste qui mène à la vie. Ce sont les disciples, hommes et femmes, qui par leur solidarité affirment que la mort injuste n'a pas le dernier mot. C'est pourquoi, dans différents groupes de femmes en Amérique latine, la croix symbole, avec le corps du crucifié, est entourée par la présence de personnes, d'enfants, d'animaux, de plantes. La croix perd sa centralité exclusive pour apparaître comme un élément de vie qui est portée par tous et toutes. L'objectif est certainement de rendre présent par l'art ce qui est et devrait être le quotidien de nos comportements. Les croix sont effectivement toujours-là, mais les différentes formes créatrices de salut aussi. Et c'est justement cette possibilité renouvelée de salut que l'Esprit éveille en nous. Il s'agit de saluts provisoires dans des vies provisoires. Il s'agit d'espérance collée à notre peau, marchant avec nos pas, respirant de notre respiration.

Dans ce sens, ce n'est pas l'exaltation d'un instrument de torture transformé en victoire sur la mort, mais le pain partagé, la guérison des blessures, le geste de tendresse, la marche droite d'une femme courbée, la faim momentanément rassasiée, la naissance d'un enfant, une bonne récolte, qui peuvent être érigés en symbole de vie et dès lors de salut.

Dans ce sens, la transformation du symbole du salut ou, plus exactement, l'élargissement de sa signification, devient un acte d'exigence éthique. Transformer un symbole est un acte révolutionnaire, et cela pourrait se faire par un simple retour aux expériences concrètes du salut, un retour aux expériences qui nous donnent vie, qui nous aident à porter nos fardeaux, par un retour aussi aux expériences de beauté et de gratuité qui remplissent notre coeur de joie de vivre. Concrètement, il s'agit d'écouter la sagesse de nos corps qui indique les lieux de résurrection, les lieux du plaisir et les chemins qui mènent à la joie.

C'est donc à partir des expériences concrètes que la théologie féministe propose une réflexion différente sur la croix. C'est pas ce chemin de simplicité qu'on retrouve un sens plus unifié de l'existence.

Nous avons constaté que le rappel d'un instrument de torture comme source de libération semble répéter le même cercle vicieux de l'oppression et n'offre par d'ouverture sur un horizon plus vaste, où des alternatives de vie puissent devenir des possibilités concrètes d'action. Dans cette même perspective il faut préciser que, quand on parle des croix des femmes, ce n'est pas pour les opposer aux croix des hommes, des enfants, ou des vieillards, mais surtout pour en révéler particulièrement deux aspects significatifs.

Le premier concerne l'importance de rendre visible les croix féminines ou, pour essayer de changer de langage, de rendre visible les souffrances des femmes en vue de dénoncer, à la manière des prophètes, les violences pratiquées contre elles. Plus précisément, cela veut dire dénoncer toute forme de violence et toute forme d'atteinte à la dignité des femmes dans les différentes cultures et institutions.

Le deuxième aspect consiste en une certaine relativisation d'un type unique de souffrance considérée comme « la souffrance », la plus grande de toutes les souffrances. Or, la souffrance du crucifié, d'un homme en croix, même si elle est devenue paradigme chrétien de la souffrance, n'est certainement pas plus grande que celle des prostituées lapidées, d'une mère qui perd de façon violente son enfant, des révolutionnaires luttant pour la liberté, de tant d'autres femmes et homme qui, dans l'anonymat, ont lutté pour le bien de leur frères et soeurs. Par ailleurs, la souffrance du crucifié n'est pas plus grande que l'extermination en masse des indigènes, des Africains, des juifs, des Arabes. Elles n'est pas plus grandes que celles des femmes qui voient leurs enfants mourir de faim à cause de la cupidité de ceux qui détiennent le pouvoir économique.

Bien sûr, Jésus de Nazareth, proclamé Christ par la communauté des croyants, garde sa croix comme un signe distinctif et unique. Il n'est pas question de nier son aspect personnel et historique. Mais, dans la perspective que je développe, cette croix n'est ni plus grande ni plus petite que d'autres, même si c'est celle d'un innocent. Elle représente certes une référence à une communauté de foi, mais elle doit être mise souvent en dialogue avec d'autres pour éviter les manipulations possibles.

(…)

A mon avis, dans la problématique que nous travaillons, la question dépasse les détails des faits historiques. Et cela parce qu'un fait historique raconté est universalisé, un geste particulier est absolutisé, et une personne est devenue le centre de tous les enjeux. Dans cette lecture des événements, on pourrait voir, en un sens, une limite de la lecture historique ou une façon limitée de lire la complexité des événements historiques. En outre, cette interprétation centralisatrice masculine, qui exclut les corps des femmes comme symboles de salut au sens large, risque indirectement de développer un certain goût de la croix, tant chez des personnes que dans des institutions.

L'apport du féminisme n'est pas de nier la vérité de la croix de Jésus et toutes les croix, mais surtout d'ouvrir la vie, et par conséquent la pensée, à un sens de la solidarité dans la croix et au-delà de la croix. L'apport féministe consiste aussi à dénoncer un certain universalisme masculin de la croix, imposé à des cultures différentes, comme si cet événement devait être tenu pour paradigmatique. On risque d'oublier son histoire et son contexte spécifique, pour l'imposer comme la seule vérité.

Nous croyons que c'est par des actions d'amour et de justice qu'il faut proclamer le scandale de toutes les croix imposées, que représentent les multiples formes de violence répandues dans nos sociétés. C'est là un des défis qui nous tient à coeur.

Dans ce sens, maintenir simplement la croix de Jésus comme symbole majeur du Christianisme revient à continuer d'affirmer la voie de la souffrance et du martyre masculin comme unique voie de salut et accentuer une injustice à l'égard des femmes, et partant, de l'humanité. Toute la souffrance des femmes au long des millénaires de l'histoire serait à la limite inutile aux yeux d'une telle théologie de l'histoire.

Faut-il rappeler que le dolorisme et la culpabilisation outrancière ont été des moyens souvent utilisés pour contenir les consciences peu éclairées, dominées par l'impossibilité de changer les relations. La culpabilisation est un « instrument » puissant pour donner mauvaise conscience, mais il est ordinaire peu utile pour le changement concret des rapports entre les personnes. Ce qui se vérifie quand il s'agit soit des femmes, soit des pauvres, soit des personnes de bonne volonté disposées à aider les pauvres.

On a l'impression que le système hiérarchique a en quelque sorte besoin de culpabiliser pour garder son pouvoir. Reconnaître sa responsabilité ne veut pas dire se sentir directement coupable, même si on reconnaît sa complicité par le simple fait de vivre dans ce même système. Il y a du chemin à faire quand on parle de culpabilité collective. Cette culpabilité ne peut être un poids qu'on met sur le dos de tout le monde de façon indifférenciée. La culpabilité doit être le sentiment des coupables et non un sentiment qu'on jette sur des innocents. Si tous peuvent être coupables, tous ne sont pas coupables de la même façon. Cette culpabilité, collectivement diffuse, recèle le danger de couvrir les vrais responsables, ceux qui, par leur responsabilité dans certains postes de direction, n'ont pas su, n'ont pas voulu ou n'ont pas pu maintenir l'équilibre des forces sociales.

(…)

Parler de la croix signifie donc parler des croix. Et, quand on parle des croix, ou plus précisément des souffrances infligées par d'autres, ou simplement des souffrances comme lot de toute vie humaine, il faut toujours parler au pluriel. Du moment qu'on parle des croix au pluriel, la croix de Jésus devient une croix parmi d'autres croix, même si, comme diraient les théologiens classiques, il s'agit de la croix d'un innocent. Ne savons-nous pas que ce sont justement les innocents, les exclus et les marginalisés, ainsi que ceux et celles qui luttent pour la justice et le respect des droits, qui portent souvent les croix les plus lourdes et les plus paradoxales?

Une croix ne peut par intégrer en elle toutes les souffrances ou toutes les croix. Elle risquerait d'instaurer un empire de la souffrance, même si le but est d'instaurer l'empire de l'amour. L'absolutisation de la croix de Jésus est parfaitement compréhensible dans le contexte du théocentrisme politique du Moyen Age, mais elle devenue très problématique dans notre histoire actuelle. Même si on parle de Dieu crucifié, nous avons affaire à l'absolutisation d'un type particuler de souffrance et d'un type de manifestation de la divinité. D'où l'importance de garder à la fois le souvenir de Jésus crucifié et des autres crucifiés et crucifiées.

En arrivons-nous à dire qu'on doit se passer de la croix comme symbole suprême de notre foi? (…) Je préfère répondre 'oui et non' à cette question, et ceci en même temps, pour essayer de garder la tension entre ce que nous voulons et ce qui est possible.

A mon sens, il faut trouver délicatement les issues, sans brusquer la conviction des gens, sans faire encore plus violence à notre culture, tout en sachant que cette culture repose précisément sur une structure productrice de violence. Sortir délicatement de cette impasse, c'est s'entraider à voir, non seulement les conséquences de nos comportements, mais aussi la façon par laquelle nous explicitons nos convictions les plus profondes.

Il s'agit d'un travail de cure et d'éducation de nos relations. Il s'agit d'une tâche de salut par le moyen d'une nouvelle compréhension de l'être humain, une compréhension qui ouvre en nous la certitude du caractère relationnel et interdépendant de notre existence avec toute les autres existences. Cette relationalité, que je développe par la suite, se constitue comme un fondement pour penser la croix de manière à considérer l'importance et la relativité de toutes les croix.