samedi 24 janvier 2009

Petite note quant aux régimes juridiques autour de la prostitution.

Je ne suis pas du tout juriste, je ne compte pas ici faire une synthèse rigoureuse sur les législations possibles autour de la prostitution. Je souhaite seulement faire le point sur les politiques possibles vis-à-vis de la prostitution, leurs objectifs, leurs efficacités pratiques, leurs conséquences positives ou négatives.

(pour plus d'info sur le thème de la prostitution)

D’abord une société décide de l’acceptabilité de la prostitution:

  1. La prostitution peut être reconnue comme essentielle à la société. C’était le cas de sociétés antiques qui pratiquaient la prostitution sacrée. On peut imaginer une société entièrement mercantile où toute relation sexuelle serait rémunérée selon un contrat préalable. C’est en poussant à l’extrême le type de société auquel aboutit les arguments des féministes libertaires favorables à la prostitution.
  2. Elle peut aussi être tolérée quoique jugée avilissante pour les personnes qui en vivent, et moralement condamnable pour ceux qui y ont recourt. C’est typiquement la situation dans la chrétienté médiévale, où en général la prostitution était tolérée comme un moindre mal, les personnes prostituées méprisées, maintenues dans la misère. La législation allemande en est l’héritière directe, où la prostitution n’est tolérée que dans certaines villes…
  3. Elle peut être prohibée. Clients, proxénètes et personnes prostituées sont poursuivies. En général ce sont surtout les personnes prostituées qui sont criminalisées. La prohibition est le régime de prostitution dans la plupart des pays musulmans, et dans plusieurs états des Etats-Unis d’Amérique.
  4. On peut considérer qu’il est inacceptable qu’il y ait de la prostitution dans la société, mais que s’il y en a ce n’est ni la faute, ni même le souhait authentique des personnes prostituées. Il s’agit alors de faire disparaître le fait prostitutionnel sans criminaliser les personnes prostituées. Deux agents peuvent être ciblés comme responsables de la prostitution : les proxénètes et les clients prostitueurs. L’abolitionnisme strictement anti-proxénète a été appliqué en France depuis la Libération. Face au relatif échec de ce genre de politique, la Suède, suivi par la Finlande, l’Estonie et la Norvège, s’est engagé dans l’abolitionnisme anti-client. Le client est pénalisé. Une norme sociale a été posée : solliciter un rapport sexuel contre de l’argent, c’est interdit.

Comment nommer ces différents régimes ?

  1. Dans le premier cas, sans parler des prostitutions sacrées, je parlerais de réglementarisme mercantile pro-prostitutionnel. Le vocabulaire de la prostitution est assimilé au champ sémantique du marché : « travailleur/se du sexe » pour personnes prostituées, « services sexuels » pour rapport sexuel rémunéré, « entrepreneur du sexe » pour proxénète, « industrie du sexe » pour milieu de la prostitution. On a une forte proximité avec le monde de la pornographie, un lobbying qui peut s’appuyer sur de très puissant moyen financier. Un argumentaire typique du monde idéologique des libertaires libéraux : pour une « libération sexuelle » intégrée aux merveilles d’équilibre sociétal assurées par les règles du marché. La clef de l’argumentation pour cette école est l’existence d’une prostitution réellement libre et voulue par les personnes qui la pratique. Le service ainsi rendu assure une égalité d’accès aux « droits sexuels » de chacun. On peut ainsi garantir un service sexuel aux personnes handicapées… C’est gens accuse les abolitionnistes d’idéalisme : un monde sans prostitution serait une utopie, autant rendre la prostitution la plus humaine possible. Seulement je me demande si leur « utopie », une prostitution humaine et digne, n’est pas plus irréaliste que la notre…
  2. Le réglementarisme de tolérance s’appui sur une société qui désapprouve moralement la prostitution, mais il y a consensus pour dire que la prostitution est inévitable. Il faut la réguler comme un moindre mal, afin d’éviter la propagation des MIT par un control de l’hygiène des personnes prostituées, afin d’éviter la violence sexuelle incontrôlée des mâles en leur fournissant des objets sexuels disponibles, afin d’éviter un désordre public en contenant le commerce de la prostitution dans des espaces délimités… C’était la situation générale en Europe, héritée de la chrétienté médiévale. En France jusqu’à la Libération, en Allemagne et en Suisse jusqu’à présent, même si aujourd’hui le discours justificatif et les évolutions apportées aux législations relèvent plutôt d’un réglementarisme mercantile. C’est une situation évidemment hypocrite, qui entretient les personnes prostituées dans la précarité et la marginalité du fait de l’opprobre qui est entretenu à leur sujet. Elles sont alors facilement victimes du proxénétisme qui est associé à la régulation de la prostitution. La situation des personnes prostituées dans ce contexte est en cohérence avec la situation d’infériorité systémique des femmes. Ce qui a été dénoncé dans les années 60, dénonciation récupérée par le réglementarisme mercantile pour aménager la réglementation vers une prétendue autonomie des personnes prostituées.
  3. Le prohibitionnisme interdit purement et simplement la prostitution, et a tendance à criminaliser la personne prostituée plutôt que les autres acteurs du système prostitutionnel. Les états prohibitionnistes sont en général des états religieux conservateurs. Comme dans tout système conservateur, les apparences importent plus que la réalité. Que cela pénalise des personnes en fragilité n’est que secondaire. Une prostitution cachée existe bien évidemment, et concerne des personnes dans des situations de fragilité, de marginalité et de précarité d’autant plus grande que les forces de police peuvent intervenir non pour les protéger, mais pour les poursuivre. L’argumentaire pour le réglementarisme s’appui fortement sur ces situations pour illustrer qu’il est illusoire de vouloir faire disparaître la prostitution puisqu’elle existe y compris quand elle est violemment interdite. Seulement il s’agit de sociétés fortement marquées par une inégalité entre genre, que le conservatisme à l’origine de la prohibition entretient ; et qui ne brillent pas par l’égalité sociale non plus.
  4. L’abolitionnisme anti-proxénète est de fait le régime juridique de la prostitution en France depuis la Libération. Mais il y a des particularités qui sont en contradiction avec l’esprit de l’abolitionnisme. La loi sur le racolage, renforcée par Nicolas Sarkosy en 2003 (?), relève dans l’esprit du réglementarisme de tolérance, voir du prohibitionnisme : on a une perspective typiquement conservatrice de respect des apparences et de maintien de l’ordre public superficiel. La prostitution en tant que telle n’est pas concernée, ni ses causes, mais sa présence dans certains quartiers. Par ailleurs le fait que les personnes prostituées doivent payer leur impôt sur le revenu fait de l’état un proxénète. Il s’agit dans les fait d’un réglementarisme de tolérance aussi. Enfin, si l’abolitionnisme anti-proxénète n’est pas complet en France dans la loi, il ne l’est surtout pas par le manque d’application, dû au manque de volonté politique. La lutte contre le proxénétisme n’a jamais été suffisant puisqu’il n’a jamais disparu. L’expérience d’une société sans proxénétisme pour vérifier si l’existence d’une prostitution réellement libre se maintiendrait n’a pas été faite en France. L’aide à la réinsertion non plus n’a pas été faite avec les moyens suffisants. Les partisans du réglementarisme mercantile ont beau jeu maintenant de pointer les effets pervers de l’abolition telle qu’elle a été réalisée : précarité des personnes prostituées, maintien culturel de l’humiliation liée à la prostitution, absence de sécurité sociale et de retraite… en somme hypocrisie du système à l’instar des régimes prohibitionnistes.
  5. Seulement une nouvelle vague d’abolitionnisme est tentée : l’abolitionnisme anti-client, qui cherche tout autant à faire disparaître la prostitution, sans criminaliser les personnes prostituées, mais en criminalisant non seulement les proxénètes mais surtout les clients prostitueurs. La Suède a initié le mouvement, suivi par la Finlande, l’Estonie, et depuis ce 1er janvier 2009 la Norvège. A l’instar de ce qui s’est passé pour l’abolitionnisme anti-proxénète, la loi seule ne suffit pas. L’application et les volontés politique et sociétale sont nécessaires pour la réussite du projet abolitionniste. La Suède accompagne la loi d’un réel effort d’éducation sexuelle vis-à-vis des jeunes pour apprendre le respect. On continue de critiquer cette forme de législation par le fait qu’elle crée une prostitution cachée, avec la précarité accrue pour les personnes prostituée que cela suppose. Néanmoins si cette démarche réussi à imposer une norme sociale telle que le nombre d’homme prêt à solliciter un rapport sexuel rémunéré diminue, la prostitution cachée, combien même elle continuera à exister, diminuera aussi. Bien sûr juste après l’entrée en vigueur de la législation, les habitudes et les réseaux restant en place, on assiste à des situations hypocrites de prostitution cachée ou de tourisme sexuel dans les pays voisins… L’effet d’une telle législation est à juger sur le long terme.

J’ai par ailleurs entendu parler d’un projet de législation dans le canton du Jura qui relèverait du réglementarisme formellement, mais aurait des traits abolitionnistes intentionnellement. Il s’agirait (à confirmer) de permettre des lieux de prostitution et d’effecteur un encadrement légal des contrats de travail de prostitution, mais accompagné par un service de réinsertion pour donner réellement le choix à toute personne prostituée de faire un autre travail si elle désire. Cela pourrait constituer une sixième approche, une sorte de « réglementarisme abolitionniste ». Pour reformuler la proposition, sans présupposer de ce qui constitue exactement le projet jurassien, il s’agirait de répondre concrètement aux revendications des associations communautaires : assurer la dignité matérielle et sociale des personnes prostituées par la garantie d’une sécurité sociale et d’une retraite, pourquoi pas la mise en place de maison communautaire, établir un statut d’indépendant… Mais en même temps mettre en place des structures de réinsertion donnant la possibilité à toute personne prostituée qui le désire de changer de profession, de cadre… Les moyens devront être conséquents. Il faudrait pouvoir établir que la norme sociale est de ne pas être client, par un programme d’éducation sexuelle, une lutte contre les expressions misogynes, dans la publicité surtout. Enfin et surtout il faut éviter à tout prix une quelconque reconnaissance du proxénétisme tel que le réglementarisme mercantile le fait. S’il était reconnu, le milieu resterait le même, mais serait reconnu comme agent économique au même titre que tout autre entrepreneur… Au contraire le proxénétisme doit rester interdit et poursuivi activement (plus qu’il ne l’est actuellement).
Cette dernière proposition de « réglementarisme abolitionniste », je n’en suis pas pleinement convaincu. Mais si je trouve en ce moment l’abolitionnisme anti-client la plus juste des politiques, je considère que l’on ne peut pas pour autant évacuer la critique du maintien d’une prostitution cachée, où la situation matérielle et sociale des personnes concernées serait pire, du moins pas meilleure, que dans les régimes réglementaristes. Le réglementarisme abolitionniste mettrait les réglementaristes mercantiles face à leur contradiction. S’il est vrai que la prostitution pleinement libre existerait spontanément, même dans une société sans problème de misère ni d’inégalité des genres, eh! bien donnons nous les moyens d’obtenir cette société-là, de permettre aux personnes qui se prostituent pour des raisons de violences sexistes et/ou économiques de ne plus le faire, et voyons combien de personne continueront à se prostituer… Soutenir une telle voie suppose de trop nombreuse évolution sociétale : disparition des inégalités économiques à un niveau tel que le prix psychologique de la prostitution soit supérieur à la perspective de sortir de toute pauvreté relative, et disparition des violences systémiques entre genres suffisamment pour que chacun puisse se construire de manière à ne pas rentrer dans l’attitude autodestructrice de la vente de soi… A moyen terme, et dans une perspective « réaliste » du maintien des violences économique et intergénérique, l’
abolitionnisme anti-client me semble le projet politique le plus efficace pour lutter contre la prostitution, pour le bien des personnes prostituées.